Reportage télévisé sur Jacques Riousse

Dans le cadre d’une exposition de ses oeuvres à la Citadelle de Villefranche sur Mer, du 5. 2. au 8. 3. 2000, l’artiste et prêtre-ouvrier Jacques Riousse a été interviewé par France 3, dont nous reproduisons ici des extraits. Sa publication a pour but d’entretenir sa mémoire.

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La chaîne a autorisé Jacques Riousse à exploiter l’interview dans ce sens, ce que Jacques Riousse m’a demandé.

Ludwig Spätling

Un Homme de lumière

Un Messager de lumière (par Anne Zali)

L’enfant a les yeux grand ouverts, il brûle, son visage exprime une douleur sans nom, son cri dans le silence est une clameur assourdissante. Il lève la main comme pour empêcher quelque chose. Et Elle, la mère, est à côté de lui, tout son amour ne peut rien pour éviter que quelque chose là se fracasse. Pourtant la lumière obscure de son regard semble apercevoir au-delà de la terre dévastée, la douceur éperdue d’un rivage.

Voilà aujourd’hui plus de cinquante ans que cette Vierge à l’enfant m’accompagne et qu’elle n’a rien perdu de sa déchirante humanité et de sa force d’espérance, depuis ce jour lointain où Jacques Riousse me voyant fascinée par sa toile m’avait dit « emporte-la ! »…)

ill.1 Vierge à l’enfant, peinture sur toile, sd (=sans date), collection particulière, AZ

Je l’avais rencontré dans les années 70, un dimanche à la messe de saint Martin de Peille, où j’accompagnais mes parents, saisie par la lumière de ce lieu, sa transparence si particulière et la beauté des montagnes environnantes. Sur le parvis de la chapelle, il accueillait les fidèles peu nombreux, le vent soufflait des odeurs de lavandes et de collines ensoleillées et il m’avait semblé que le monde entier dansait autour de cet homme et que son œil bleu, si bleu, avait attrapé un immense morceau de ciel.

Vivre à saint Martin de Peille

Et je suis revenue le voir, à pied depuis Monaco, en passant par le petit chemin de La Turbie qui grimpait alors à travers les oliviers et les menthes. Les séjours à saint Martin de Peille sont devenus pour moi des moments de liberté, ouverts à l’Imprévisible. Tout y concourait à une impression de bohême et d’aventure : il y avait le fourmillant bric à brac de l’atelier éclairé par d’immenses vitres par où arrivaient les montagnes, ce prodigieux désordre où voisinaient les objets les plus improbables, porte-manteaux fantômes, débris de bois, de coraux, de plongée sous-marine, de métal, de poterie, sculptures, toiles, vitraux. On s’y frayait un chemin comme dans un volcanique laboratoire de formes peuplé d’orages, de tourbillons, de spirales, de suspensions, de turbulences, d’élans, comme si l’univers s’était invité là au temps de sa genèse ou plutôt de son éruption ! Jacques Riousse créait comme il respirait, il ramassait, cueillait, bricolait comme s’il avait reçu pour tâche de l’Eternel de transformer sans fin les débris de matière éparpillée, cassée, d’y engouffrer le souffle de l’Esprit, sa véhémence, et le flux de son intarissable inventivité.

 Il y avait aussi les longues soirées sous la lampe où il racontait, racontait inépuisablement en plongeant dans ses souvenirs, son expérience de jeune professeur de maths, ses trois années de déportation,  les mariages qu’il avait célébrés dans la montagne, les films tournés avec Abel Gance… Les repas avaient toujours quelque chose de miraculeux : il ouvrait la porte du frigidaire et se lançait avec enthousiasme dans de hardis mélanges qu’il jetait dans une poêle rapidement nettoyée avec du papier journal. Le résultat était parfois surprenant mais toujours intéressant !

Il y avait encore la magie des chambres qu’il avait taillées dans le roc où il entassait les matelas et les toiles ! Ma préférée était la Chambre Lusignan avec son clown triste et ces deux enfants  graves qui  se mariaient en tenant à la main un grand lys, au bord d’une ville presque entièrement détruite, sous le regard d’un petit chien débordant de consolation…

Il y avait enfin l’empreinte indéfinissable de tous ces voyageurs, artistes ou non, venus des quatre vents de la planète, qui avaient trouvé auprès de lui une hospitalité secourable : peintres désargentés, aristocrates russes en exil, prêtre chinois, hommes et femmes de tous âges à la recherche du sens de leur vie (il y avait à saint Martin de Peille, à toute heure du jour ou de l’année, un couvert et un matelas disponibles !)

Entre plusieurs escapades auprès de ses « paroissiens » ou dans les musées de Nice et d’Antibes, je me rappelle avec une tendresse particulière de l’enchantement de ce petit matin à Cap d’Ail. Le soleil était encore tout neuf, la mer avait cette odeur tiède et reposée des matins d’été. Arrivés au bout des rochers rouges, nous avions regardé longtemps les fonds sous marins, les violets basaltiques et l’incroyable transparence de l’eau traversée de lumière, la phosphorescence des bleus et des verts et le passage des petits poissons éclair. Comme dans un rêve émerveillé, il avait évoqué les commencements du monde, « quand la terre, disait-il, n’était encore qu’une immense prairie d’algues bleu marines »…

Une autre fois nous étions partis voir des amis dont la fille était souffrante quelque part loin dans la montagne. Je me souviens d’un long voyage dans sa 2CV légendaire. Le soir à la veillée, il avait raconté avec beaucoup d’animation le roman de Giono « Que ma joie demeure » en s’attardant sur la fin, ce moment où Bobi se sépare d’Aurore pour rejoindre son destin de solitaire et connaître dans la mort une forme d’illumination ultime : « …et l’éclair lui planta entre les deux épaules un grand couteau de lumière bleue… » Je crois qu’il avait une mémoire prodigieuse, mais ce qui m’avait alors frappée c’était la ferveur très particulière de sa relation à Bobi, Bobi l’Emerveillé, le Solitaire, Bobi son frère !

Un Messager

C’était un être de lumière. Je revois son visage aigu, le bleu de ses yeux si intense, sa silhouette ancrée dans le sol se découpe sur fond de montagne, ses mains vivantes toujours à l’œuvre. (ill.2)

ill.2 Jacques Riousse, photo années 80?

Sa présence est trapue, elle a la couleur du roc. C’est un homme de solitude et de grand vent, il a les gestes amples, quand il parle il fait revivre la longue houle de l’histoire des hommes si fragile sous le regard de l’éternité. Il est rempli de ce vertige et d’un sens aigu de la relativité de toute chose. Il s’est séparé, retiré à l’écart des jeux du pouvoir et de l’argent, il ironise volontiers sur les pièges de la richesse. Il s’interroge sur la pauvreté dans l’Eglise et la dissociation entre pauvreté individuelle et…richesse collective. Il disait souvent que s’il avait vécu au Moyen Âge, il se serait fait Franciscain.

 Il y a en lui une intransigeance radicale, un sens aigu de la vérité et une incandescence secrète.

 C’est comme si quelque chose de lui était enfoui dans le tourbillon des galaxies, dialoguant avec les étoiles…

Il a une affection particulière pour les cyprès, il aime grimper sur les échelles, partir à l’imprévu en emportant juste un petit sac à dos et sa brosse à dents, il aime plus que tout se laisser surprendre.
Sa conversation est un fleuve où il arrive que l’on perde pied ! Elle remue tant d’histoires, histoires vécues et histoires lues s’entremêlent. Il aime citer Marcel Pagnol, Hubert Reeves, Pascal et Teilhard de Chardin, parfois aussi Anne-Catherine Emmerich dont la précision des visions le fascine, véritable défi à la science historique !

C’est un homme cosmique, plein de rivières et de cailloux (il aimait se rappeler que « riousse » venait de « rivus » qui désignait au temps de Cicéron le « petit ruisseau »).

Son ombre se perd dans la flamme noire des cyprès.
C’est un lanceur d’alerte avant l’heure, il y a en lui du prophète pourfendeur d’injustice et d’hypocrisie.
Il porte avec lui l’expérience des camps. Dans cette nudité là, il a acquis la connaissance des hommes et fortifié quelques solides principes : « le riche crée le pauvre », « on est riche de tout ce dont on n’a pas besoin pour vivre » et d’autres encore que j’ai oubliés.
Il est resté quelque chose en lui du professeur soucieux de transmettre : par les voies secrètes d’une pédagogie vivante qui n’appartient qu’à lui…

La dernière fois que je l’ai vu c’était à l’hospice de Peille, peu de temps avant sa mort, à l’heure de midi : il avait disparu, on l’a cherché partout, à la fin on l’a retrouvé collé à la baie vitrée, son indéfectible bonnet bleu enfoncé profondément sur ses oreilles, il contemplait les montagnes ou plutôt il courait dans la montagne. Il était un peu absent mais il n’avait rien perdu de son redoutable humour et il m’avait raconté sa récente opération de la cataracte où, alors qu’il était allongé sur la table d’opération « perinde ac cadaver », disait-il, il avait signalé juste à temps au chirurgien que celui-ci se trompait d’œil…

Aujourd’hui quand je le rêve, je le vois debout sur sa petite terrasse en contrebas dans la chaleur vibrante de l’été, debout dans le chant des cigales, occupé à assembler des pièces de métal, à rapprocher des univers disjoints, à souder l’improbable, sa manière à lui, forte et joyeuse, de célébrer le monde, l’alliance fragile des vivants. ; sa manière à lui, joueuse, de rejoindre la danse des créatures. C’est ainsi que je l’aperçois, inséparable de cet or là, absorbé par le travail de ses mains, rayonnant d’une lumière lointaine.

La messe là-bas

Ou bien il est planté sur le parvis de son église, planté comme un roc au milieu des oliviers. Ses yeux si clairs. Le vent souffle-ou peut-être l’Esprit. Le voyageur sent qu’il arrive dans un  lieu très habité. C’est dimanche, un peu avant 10 heures. Il sonne la cloche, réveillant toutes les collines alentour. L’appel vibre longtemps dans la pureté de l’air. Aujourd’hui personne ne viendra. Il dit « ce n’est pas grave, je vais dire la messe à l’intérieur ». A l’intérieur, cela veut dire dans le délicieux capharnaüm de son salon. Unique fidèle, je suis assise sur le fauteuil d’une vieille 2CV déglinguée où j’ai fini par trouver un petit espace libre. Dans son dos de grandes peintures expressionnistes aux visages émaciés, aux immenses yeux fiévreux empreints d’une immense douleur. Au centre dans un éclairage blafard, un homme qui doit être un Christ se détache d’un mur rouge et noir, il lève sa main gauche vers un soleil très pâle, il tient dans sa main droite un morceau de pain troué. Il fait signe comme un marin en voyage, perdu très loin dans le vent du large. Il porte dans ses yeux des étoiles très claires, il ouvre un chemin d’une bouleversante innocence. Sa prière est un cri. (ill.3) 

ill.3) Cène, peinture sur toile, sd)

 Les années ont passé et ce tableau cristallise encore pour moi aujourd’hui l’âme vive du lieu, à l’écoute d’un monde en danger ; je continue d’y entendre la  force d’un appel, la présence d’un vent qui n’est pas d’ici.  Je l’ « entends » comme un testament de feu… Une invitation  à se mettre en route…

 A côté de lui dans une lumière d’apocalypse, les pèlerins d’Emmaüs partagent le pain du soir avec un Christ aux yeux brûlants. (ill 4)

(ill.4 Pélerins d’Emmaüs, peinture sur toile, sd)

Peu à peu il me semble que nous ne sommes pas seuls dans la célébration de cette étrange liturgie eucharistique et que leurs voix muettes chargées de présences invisibles participent au mystère de son offrande. Parfois, il s’interrompt pour égrener les bribes d’une grande méditation cosmique , il rêve les yeux grand ouverts, toute l’histoire du monde déferle dans ses mots, transfigurant l’obscurité d’une petite pièce ébouriffée en aurore d’un autre monde où le temps n’existe plus.

Son souvenir dans ma mémoire aujourd’hui se confond avec les rires de la lumière, avec le chant infatigable des grillons et des cigales, avec tout ce qui dit que c’est l’été là-bas, avec une impatience d’être au monde et cette certitude de n’y être que de passage, avec un sentiment d’exil, de solitude, de vertige mais aussi d’immersion folle dans la danse des vivants. Avec l’intensité d’un vitrail, sa présence continue de briller comme la lampe d’un refuge allumé au milieu de la montagne, sa voix a les couleurs de l’espoir, elle ouvre les possibilités intarissables du jeu, elle nous murmure à l’oreille qu’il y a pour chacun à se saisir de sa propre existence, à aller jusqu’au bout de son rêve, à oser la liberté de son chemin singulier. 

Une œuvre à l’écoute de son temps

Son œuvre, dans sa dimension religieuse, prend tout son sens dans le contexte historique des espoirs allumés par la Fondation de la Mission de France et la création des prêtres ouvriers : volonté de se rapprocher du monde du travail et des plus pauvres, de retrouver avec vigueur l’exigence évangélique formulée par les Béatitudes. Se dégage alors une forte cohérence de sa démarche artistique dans son utilisation de matériaux pauvres, toujours de récupération, humbles outils de cuisine ou de jardinage, usés, cassés, détruits, souvent liés aux traces de la guerre, grenades, éclats d’obus, casques en métal (ramassés dans les collines avoisinantes)… Se dessine aussi l’élan de rédemption qui anime tout ce petit peuple de sculptures qui semble, en accédant à une vie seconde, être emporté par une danse irrésistible, un vent de légèreté cosmique.

Dans sa dimension humaine, elle se fait l’écho de la détresse de son siècle et se lit sur fond de tragédie historique, non sans ouvrir toujours une fenêtre à l’espoir, un espace à la lumière du cœur.

Il écrit quelque part : « L’artiste n’est pas un séparé. Il participe à la vie commune, mais plus sensible, il en capte par de nombreuses antennes les frémissements imperceptibles, il perçoit les forces, les courants, les ondes qui la traversent. Il écoute les appels et les angoisses de l’homme. Il saisit par intuition ses aspirations profondes, ses désirs informulés. Puis il s’éloigne un peu de la foule bruyante (…) L’artiste alors dans un état de clairvoyance, saisit d’un coup en pénétrant au cœur des êtres les secrets rapports qu’il devinait depuis longtemps sans pouvoir les joindre » (« Dialogue de l’Artiste avec son temps », « Conférences de la Salle Saint-Dominique », sd)

C’est ainsi que la solitude de son atelier comme un merveilleux coquillage s’est remplie de présences et de voix, s’est laisser traverser par la rumeur de ces visages, l’irruption de ces courants d’énergies. C’est ainsi qu’à sa manière toute cabossée, elle a commencé d’accueillir le chant du monde. S’il y a dans son œuvre quelque chose de bouleversant c’est bien là qu’il réside : dans cette transfiguration de ce qu’il y a de plus abimé, négligé, méprisé, mal en point, dans cette intarissable ferveur de transformation qui anime ses mains. 

« Combats de l’homme, éclats d’obus, désormais ne soyez plus que la Madone de la Paix »

Art brut ?

Dans un très bel article publié dans le catalogue de l’exposition « Beautés insensées » en 2006, Jean Marie Bouhours parle à son propos d’ « art brut » et d « homme brut » au sens où Dubuffet l’entendait, c’est- à- dire un homme dont « les humeurs et impressions soient livrées crues, avec leurs odeurs bien vives, comme on mange un hareng, sans aucunement le cuire, sitôt pêché, tout ruisselant encore d’eau de mer ». Il voit dans son œuvre « une création non référentielle et sauvage, vierge d’un enseignement normatif » dont la visée serait « pastorale et mystique ». 
Pour ma part, je ne suis pas sûre que l’on puisse vraiment parler comme il le fait de « position refermée sur elle-même, quasi autistique vis à vis d’un monde aliénant, dont il se protège grâce à un système symbolique personnel ». Il me semble au contraire que son atelier aux immenses baies vitrées, par où affluait la beauté du monde, était une mystérieuse caisse de résonance où l’univers entier vibrait dans le tumulte de ses formes émergeant en grand désordre, en une irrésistible contagion. Il me semble que sa posture, toute en discrétion et en pudeur, était plutôt guidée par l’extrême liberté accordée aux objets dans leur matérialité irrégulière, rugueuse, échappant à tout calibrage, qui le conduisait certes vers des créations débridées au sens où aucune considération de conformité à un canon esthétique ne venait entraver leur jaillissement, réfréner leur plasticité sans limite.

 Art brut oui, au sens où son énergie est celle d’une passion de la récupération qui entraîne tout, fer, bois, plastique, du brûleur au porte-manteau, en passant par la semelle, l’écumoire, le fer à repasser ou la selle de vélo, dans un mouvement de transformation, de réinvention au cours d’un baptême du feu réalisée par ses légendaires soudures… Sa logique est celle d’un « divin bricolage » qui se saisit de tout ce qui vient à passer entre ses mains et ne cesse d’accommoder les débris et les restes boiteux d’une Création abimée par l’Histoire. C’est sa manière à lui de s’inscrire et avec quelle ferveur, dans les drames de son temps. C’est un homme profondément à l’écoute et ce qu’il nous livre là je ne suis pas sûre que ce soit ses « impressions crues ». J’y vois plutôt la fresque turbulente dessinée par un petit peuple tour à tour enfantin, belliqueux, candide, fanfaron, rêveur, prophétique, remontant des archives nocturnes de l’aventure humaine. 

Vivants avec insolence

L’existence a laissé sur eux la trace de blessures, de batailles plus ou moins perdues, de tout ce qui les a transformés, déformés ou agrandis, mais ils sont vivants, vivants avec insolence…
Berger ou guerrier sonnant l’alarme, ouvrant la voie  (ill.5)

ill.5 Figure d’homme avec un bâton, sculpture fer, sd

Ils émergent parfois d’une lente stupeur, dressés avec leurs cailloux blancs comme de petits autels de mémoire (ill.6)

ill. 6 Visage d’enfant, sculpture fer avec cailloux blancs, sd

Parfois ils se souviennent, à moins qu’ils ne rêvent, posés sur un pied au bord de la nuit tandis que de leur cœur s’envole un immense papillon dont les ailes débordent (ill.7 )

ill.7 Figure de Pierrot en équilibre sur un pied, sculpture fer, sd

Sentinelles postées sur la ligne de crête : annoncent-elles l’aurore, de quelle lointaine planète oubliée nous font-elles signe ? (ill.8)

ill. 8 Figure animale, sculpture fer, sd

Savent-ils quelque chose que nous aurions perdu ? N’ont-ils pas de mystérieuses antennes ? (ill.9 )

ill. 9 Vierge à l’enfant, sculpture fer, sd

Joie ou chagrin, danse ou déséquilibre, comment savoir ?  (ill.10 bis et 10)

(ill.10 bis et 10) Figure masculine avec antennes, sculpture fer, sd et 10 bis Figure de danseur en équilibre, sculpture fer, sd )

Où vont-ils, dans quelle nuit brandissent-ils l’étendard du pays des âmes ? (ill.11 Figure féminine agitant un signe, sculpture fer, sd)

ill.11 Figure féminine agitant un signe, sculpture fer, sd

Ils forment une chaîne de transmission ininterrompue (ill.12 Nativité, sculpture fer, sd), et avec quelle douceur, quelle tendre sollicitude il arrive parfois que l’Aîné protège les premiers pas de celui qui semble hésiter encore !

(ill.13 Figure d’homme guidant un enfant, sculpture fer, sd)

Ils forment une chaîne de transmission ininterrompue (ill.12 Nativité, sculpture fer, sd), et avec quelle douceur, quelle tendre sollicitude il arrive parfois que l’Aîné protège les premiers pas de celui qui semble hésiter encore ! (ill.13 Figure d’homme guidant un enfant, sculpture fer, sd)

 ill.14 Figure de femme dansant, sculpture fer, sd

Ils nous font signe dans un vent qui n’est pas d’ici.

Quelques dates

-naissance à Neuilly le 17 mars 1911

-1914 : son père est mobilisé

-1924 : il découvre les Pensées de Pascal

-1929 : mort de son père. Jacques travaille dans une entreprise de chauffage central

-1932 : il enseigne les mathématiques dans un collège privé, à saint Martin de Pontoise puis à Amiens où il fréquente l’école des Beaux-Arts et suit les cours d’Henri  Lerondeau

-1938 : il découvre la pensée de Teilhard de Chardin

-septembre 1939 il est mobilisé

-4 juin 1940 il est capturé par les Allemands à Dunkerque et transféré en Poméranie. C’est en camp qu’il apprend la création par le cardinal Suhard de la Mission de France. Il est libéré en 1943 en tant qu’infirmier

-1944 : il commence des études de théologie

-mars 1948 : il est ordonné prêtre à Lisieux par le cardinal Suhard. Il travaille comme prêtre ouvrier dans les studios de cinéma de Joinville comme électricien, accessoiriste, assistant-réalisateur

-1954 : il fait le choix de se soumettre aux décisions romaines qui mettent un terme à l’expérience des prêtres ouvriers

Il s’initie à l’art du vitrail, de la soudure, de la forge

-1957 : il s’installe à saint Martin de Peille dans la chapelle construite par l’architecte niçois Buzzi et partiellement inachevée, il ajoute des vitraux dans le clocher, des sculptures et des tableaux et construit son atelier en contrebas de la chapelle au sud

-2004 : il meurt à l’âge de 93 ans à Peille où il est enterré.

Jacques Riousse et les Spätlings

Oncle Jacques et les Spätlings

L’amitié entre Jacques Riousse et la famille Spätling

Un mot avant

Bien sûr, je ne sais pas ce qu’aurait été ma vie sans Jacques Riousse, mais connaître sa vie et sa pensée a fortement influencé la mienne. A la maison, j’avais déjà la belle vie. Les parents étaient généralement affectueux. Je m’entendais bien avec mes cinq sœurs. J’aurais sans doute dû prendre l’école plus au sérieux, mais je m’en suis à peu près bien sorti et notre groupe de jazz avait une grande importance dans ma vie quotidienne. Mais la pensée et l’action dans notre foyer catholique étaient déjà étroites, d’un point de vue actuel. Mais nettement plus libérale que dans beaucoup d’autres familles, Même si notre maison offrait beaucoup d’espace et était ouverte à beaucoup, elle se trouvait à Duisburg-Marxloh, une région généralement grise de la Ruhr, où l’on sentait et voyait ce que l’on respirait. Dans cette lumière (ou cette ombre), on peut voir que tout ce que j’ai pu connaître dans l’environnement de Jacques et à travers lui a été absorbé par moi.

Tout dans la vie de Jacques était si différent de la mienne. Elle paraissait souvent simple, improvisée, modeste dans son équipement, ses vêtements et sa nourriture, lumineuse dans l’art qui l’entourait, qu’il façonnait. Il vivait dans une œuvre d’art totale.

Comment ai-je connu Jacques Riousse ?

Permettez-moi de revenir un peu en arrière pour répondre à cette question. En 1965, encore sous le coup des terribles guerres, Charles de Gaule et Konrad Adenauer ont réfléchi à la manière dont ils pourraient transformer l’hostilité séculaire entre la France et l’Allemagne en une amitié durable. Leur idée d’unir les pays a abouti en 1963 à l’amitié franco-allemande, scellée par le traité de l’Élysée. La meilleure façon de faire grandir l’amitié est de réunir déjà les jeunes des deux pays. Cela a entraîné la création d’un grand programme d’échange. J’ai pu en profiter moi aussi. Dans le cadre d’un « Club des quatre vents » créé à cet effet, des familles similaires ont été sélectionnées dans les deux pays. C’est ainsi que Dominique Riousse m’a été attribué dans une famille de six enfants (quatre filles, deux garçons) (Figure 1). Dans ma famille, il y avait en effet cinq filles et moi. Afin de minimiser les éventuelles difficultés interpersonnelles, le club tenait également compte de la position sociale des familles. 

Figure 1: La famille Michel Riousse et moi-même à Sarzeau.
derrière, à partir de la gauche: Christine, moi-même, Mme Riousse, Chantal, M. Riousse, Hugue. premier de gauche: Gast, Beatrice, Dominique

C’est ainsi que nous sommes partis en été 1965 en Bretagne, car la famille Michel Riousse de Bordeaux y possédait une maison de vacances, une ancienne ferme transformée, dans le golfe du Morbihan. Michel était le jeune frère de Jacques. J’ai passé trois semaines formidables dans cette famille qui m’avait si chaleureusement accueilli. La grand-mère, Mme Mançeron, vivait maintenant à Paris. Nous avons pu lui rendre visite sur le chemin du retour. Il y avait aussi un certain Oncle Jacques, un artiste et prêtre qui vivait et travaillait près de Nice.

Deux ans plus tard, mes parents étaient sans doute si heureux que j’aie obtenu mon baccalauréat qu’ils m’ont offert un vol pour Nice. Oncle Jacques et mon ami d’échange Dominique sont venus me chercher à l’aéroport. Je n’avais encore jamais vu de palmiers ni respiré un tel air subtropical, un autre monde. Nous avons ensuite pris un « canard » pour nous rendre à St Martin de Peille par la moyenne et la grande corniche. De loin, on voyait déjà la chapelle moderne (Figures 2, 3, 4). Elle ressemblait à une station de téléphérique. C’est ici qu’il habitait et travaillait. Au-dessus du portail, une grande sculpture devant une fresque. Le soleil brillait dans le ciel bleu, les grillons sifflaient et un parfum flottait dans l’air. J’étais transporté.

Figure 2: La chapelle á St. Martin de Peille

Figure 3: La chapelle á St. Martin de Peille d’est

La vie simple à St. Martin de Peille

Je crois que c’est à ce moment-là que le « plat du jour » m’a été offert pour la première fois : Tout ce qui restait des derniers repas était mis dans une poêle qui, avec beaucoup d’autres, formait une œuvre d’art pratique (Figure 5).

Fig.5 Les caseroles

Un peu d’huile d’olive, des pommes de terre ou du riz, de l’ail, un peu de jambon ou de saucisse, peut-être aussi du fromage. Sans oublier les tomates et par-dessus un œuf, le tout bien assaisonné, et voilà. C’est délicieux. Au petit déjeuner, on se grillait une tranche de pain blanc sur une sorte de passoire posée sur une flamme du four à gaz. Si on la descendait assez vite avant qu’elle ne brûle, on pouvait la tartiner de confiture. Jacques aimait boire du Nesquik avec. On pouvait aussi préparer son café comme un Nescafé ou un Bialetti. Le café moulu était ensuite collecté pour la culture de plants de cyprès qui, lorsqu’ils étaient suffisamment grands, étaient mis en terre sur le terrain de la Bonnelle. Les boîtes de Nesquik étaient d’ailleurs importantes pour la cueillette des herbes. Les « herbes de Provence » qu’il cueillait lui-même – beaucoup poussaient sur le terrain de la chapelle – lui servaient à faire une infusion. Elle sentait bon, avait bon goût après une certaine accoutumance et était diurétique. Nous y reviendrons plus tard. Au fur et à mesure de son immobilisation, il ne mangeait plus de ce pain rond qui devait toujours être acheté frais chez le boulanger et qui durcissait très vite. Il mangeait des biscottes. Les cartons d’emballage sont également devenus de nombreux tableaux de même format. Ce n’est que maintenant que j’arrive à les accrocher, avec des fils sur une baguette, quatre transversalement, huit verticalement.

Fig. 6 Le plan du appartement

L’appartement

De mémoire, j’ai dessiné le plan pour mieux m’orienter (Fig. 6 illustration du plan). Dans la cuisine, j’ai vu pour la première fois la « cocotte minute », la marmite à vapeur, dont nous n’avons jamais voulu nous passer par la suite. Mon attitude vis-à-vis de l’hygiène s’est avérée exagérée. Les assiettes et les casseroles n’étaient pas forcément lavées, elles étaient juste essuyées, dans la mesure du possible, avec du papier journal. Il y avait une raison à cela. La plupart des maisons de Saint-Martin-de-Peille, et il n’y en avait pas tant que ça là-haut en 1967, n’étaient pas raccordées au tout-à-l’égout. C’est pourquoi on utilisait pour les eaux usées une « fosse septique », un double réservoir dans lequel les eaux usées s’écoulaient d’abord dans un premier réservoir hermétiquement fermé contenant des bactéries anaérobies, avant d’être confrontées aux bactéries aérobies dans le deuxième réservoir. Ensuite, le liquide aqueux un peu trouble, mais pas malodorant, pouvait être relâché dans la nature. Il confirmait toujours l’utilisation de produits de rinçage et de nettoyage par la phrase : « ne tue pas mes microbes ». A-t-il déjà vu une « fosse septique » se retourner ? 

Dans la cuisine, il conservait la porcelaine et les couverts sur une étagère ouverte, de sorte que tout était légèrement terni. Il s’agit plus d’un « défaut esthétique » que d’un véritable problème d’hygiène. Néanmoins, à notre arrivée, nous avons commencé par laver les assiettes, les tasses et les verres que nous allions utiliser pendant notre séjour.

Jacques avait deux réfrigérateurs L’un servait à la réfrigération, l’autre à la cuisine. Ou l’activait lorsqu’il y avait beaucoup de visiteurs. Donc nettement plus de personnes que notre petite famille. Des casseroles et des poêles étaient accrochées au mur et ressemblaient à un collage (Fig. 5 Les casseroles et des poêles). A l’intérieur, un miroir entouré de fil de fer pour le rasage quotidien. A côté, un petit chauffe-eau. En dessous, l’évier qu’il utilisait également pour sa toilette matinale. La cuisinière à côté, tout comme le chauffe-eau, fonctionnait au gaz. Et il avait une bouteille de gaz en réserve sous l’évier.

Les repas du soir étaient toujours pris en commun. On avait beaucoup de temps. Après le « plat du jour », il y avait toujours des fruits ou du fromage. Il buvait toujours un peu de vin rouge de pays avec beaucoup d’eau. Souvent, il y avait du thé, un thé très spécial. 

C’est le vieux « Curé de Peille » qui lui a donné l’idée. Le curé parcourait les montagnes locales et cueillait des herbes médicinales pour en faire des thés très particuliers. Il avait gagné tellement d’argent avec ses thés qu’il avait pu construire la chapelle sous laquelle Jacques avait son appartement et son atelier. Jacques racontait que Churchill comptait également parmi les clients du « Curé ».

Ce magicien du thé a inspiré Jacques à faire sécher les herbes les plus diverses (romarin, thym et des herbes que nous ne pouvions pas connaître) et à les faire infuser dans de l’eau chaude. Il conservait tout un arsenal de ces herbes dans des boîtes jaunes « Nesquik » qu’il avait rangées dans des caisses dans la « salle à manger ». Une cuillère de miel accompagnait les « petites sannes ». Je ne peux plus dire quel mélange était particulièrement diurétique. Le sommeil, je pense, était encore plus profond que d’habitude, là-haut, dans le silence, si ce n’était pas le mélange diurétique.

Fig. 7 La Salle à Manger

J’ai déjà décrit la cuisine. La « salle à manger », à laquelle on accédait directement depuis la rue, était également impressionnante, notamment par la taille de la table, qui pouvait accueillir cinq personnes sur les côtés et deux en tête (Fig. 7 Salle à manger). Il avait sans doute conservé des carreaux de sol carrés rouges, de sorte qu’il avait pu construire une table aussi confortable pour les grandes tablées. Il n’y avait pas de place libre sur les murs. Partout, il y avait des tableaux que Jacques avait sans doute échangés avec d’autres peintres contre les siens. Mais aussi des siens propres. Je me souviens d’une représentation du Christ avec un morceau de pain dans la main, comme un extrait d’une représentation de la Cène. Entre les tableaux, il avait des objets trouvés dans la mer, qu’il avait généralement lui-même trouvés lors de trocs, des coraux, des étoiles de mer, des poids de filets de pêche, etc. Ces objets étaient parfois placés de manière à masquer les défauts de couleur du mur. Il n’a pas repeint les formes des défauts de peinture sur les plafonds, qui étaient dus à des fuites. Elles lui ont inspiré de nouvelles œuvres d’art, non seulement dans la « salle à manger » mais aussi dans toutes les chambres. Les fuites étaient un problème. Je pense que la construction de la chapelle n’a pas été achevée, ou pas assez précisément. Il s’agit en effet d’une construction audacieuse et impressionnante. Pour la terminer, le curé de Peille n’avait sans doute pas réussi à réunir assez d’argent. 

Au fil des années, Jacques a couvert un grand espace au-dessus de l’appartement, se créant ainsi encore plus de place pour ses sculptures et pour le matériel qui pourrait éventuellement être utilisé dans des œuvres d’art.

Son bureau était petit et encombré de classeurs et de livres. Au cours des premières années, il l’utilisait essentiellement pour l’administration, la lecture et les appels téléphoniques. Vers la fin de sa vie, il y a également déplacé son lit et y a passé du temps, surtout pendant la saison froide, car cette petite pièce était relativement facile à réchauffer grâce à son petit chauffage à convection à huile. Il pouvait y faire très froid. Une fois, alors que nous ne pouvions lui rendre visite qu’à Pâques, il faisait si froid qu’on pouvait voir le souffle devant la bouche dans l’appartement.

Fig. 8 Le salon et ma femme Gabi

Quand il faisait plus frais, il accrochait également une grande couverture grossièrement tricotée et décorée d’ornements qu’il avait lui-même conçus devant la grande porte vitrée du salon. Le salon (Fig. 8. Le salon) m’a fortement impressionné, car il y avait réutilisé de vieux sièges de voiture. Comme il savait souder, il a soudé quelques pieds sous de vieux sièges de voiture et les fauteuils étaient prêts. Une petite table basse a été créée grâce à un support en verre sur lequel a été posée la vitre arrière d’une vieille Citroën. De même, une petite table de lecture avec une lampe intégrée a été créée. Un morceau de plastique translucide était plié autour de l’ampoule électrique et produisait une lumière agréable le soir. Deux sièges de la taille d’un lit pouvaient également remplir leur double fonction. Un gramophone n’était que rarement utilisé. On discutait la plupart du temps – si nos modestes connaissances en français le permettaient – et la musique de Bach ou de Sidney Bechet avait tendance à nous distraire. Dans un panier en fil de lait, on trouvait au moins une bouteille de pastis, qui était plutôt destinée aux invités qu’à lui. Dans le salon également, tous les murs étaient recouverts de tableaux, pour ne pas dire recouverts. Un mobile donnait du mouvement à la lumière du plafonnier. Ici aussi, le dégât des eaux avait inspiré la décoration du plafond. Dans un coin se trouvaient quelques chaises empilées qui servaient également lors des célébrations de messes. En effet, il faisait parfois si froid dans la chapelle que la célébration de la messe était déplacée dans le salon, un peu moins froid.

Fig. 9 Jardin d’hiver et Jacques Riousse

Au fil des années, les fenêtres et les portes ne fermaient pas mieux, c’est pourquoi l’aménagement d’un jardin d’hiver devant la grande porte vitrée du salon était également une bonne idée pour des raisons thermiques (Fig 9 Jardin d’hiver). Il avait également fabriqué lui-même les parois vitrées du jardin d’hiver et les avait embellies de différents ornements. C’est là qu’il s’asseyait souvent pour lire son journal. C’est là aussi que nous avons mené les interviews enregistrées en vidéo, qui sont également reproduites sur le site Internet que nous avons créé pour lui.

Fig 10 Culture des cyprès

A droite de la porte, il avait sa noria de cyprès dont il faisait germer les graines dans un bac en polystyrène. Il isolait les petits plants pour les faire pousser en plusieurs étapes dans des bouteilles en plastique coupées en deux de manière à ce qu’ils grandissent (Fig 10 Culture de cyprès). Une fois qu’ils avaient atteint une taille raisonnable, il les plantait sur le terrain de la « Bonnelle », sur lequel je reviendrai plus tard. Il a ainsi planté une infinité d’arbres dans un paysage aride. J’ai suivi les changements depuis plus de vingt ans. Le jardin d’hiver était idéal pour la culture.

Fig. 11 Chambre à choucher et ma femme Gabi

Du salon, on accédait à un couloir sombre d’où partaient, à gauche, deux chambres à coucher de peut-être sept mètres carrés. C’est dans la première que nous logions le plus souvent (Fig 11 chambre à coucher). En plus de l’étroit lit double, on y trouvait aussi un lit pliant pour notre plus jeune, Philipp. Un petit secrétaire n’agrandissait pas la chambre. Nous avons aussi appris à respecter une hygiène corporelle convenable près du petit évier avec de l’eau froide courante. Lorsque l’on ressentait le besoin de prendre une douche, on faisait couler un peu d’eau chauffée dans un chauffe-eau à gaz dans une cuvette et on utilisait un espace séparé au fond de l’atelier. Cet espace pouvait également servir de cuisine de secours. On y posait donc une bassine dans l’évier et on se faisait une toilette complète. Cela fonctionnait pour nous, les adultes, mais nos enfants s’y étaient aussi rapidement habitués (Fig 12 Salle de bains).

Fig 12 Salle de bain avec Philipp

Dans la deuxième chambre, Jacques avait dormi au début, jusqu’à ce qu’il ouvre son lit dans son bureau. Parallèlement à la chambre à coucher s’ouvrait un espace sans porte, séparé par un rideau en plastique. C’est là qu’il entreposait les matériaux les plus divers. Des lits pouvaient également y être ouverts pour nos deux filles, Julia et Caroline. Je ne sais plus si cette pièce comportait un autre espace séparé pour le matériel, avec une fenêtre donnant sur l’atelier.

En face de cette zone, on trouvait une porte qui donnait sur une pièce fantomatique. Je me souviens que dans cette partie au sol plat se trouvait un grand lit, recouvert, comme tous les lits, d’une multitude de matelas et de couvertures. Il devait accueillir beaucoup de visiteurs en même temps dans les premières années. Une partie de la pièce montrait la roche montante, le sous-sol de la chapelle, qui était construite sur une pente. Les objets les plus divers conféraient à cette pièce son caractère particulier. Jacques a sans doute toujours pensé : « Qui sait à quoi cela pourrait me servir encore une fois, pour en faire une œuvre d’art ». Et il a d’ailleurs utilisé beaucoup de choses.

Fig. 13 L’atelier ver sud ouest avec l’ atrium superposé . On voit une mobile au milieu l’atrium

On accédait maintenant à l’atelier (Fig 13 Atelier). Les architectes avaient prévu cet espace ouvert avec une sorte d’atrium. Mais Jacques avait besoin d’un grand espace pour travailler. Il a donc délimité cet atrium avec des fenêtres. Il a fermé la découpe du toit en réalisant une structure vitrée sur les côtés et recouverte de plaques de ciment ondulées.

Fig 14 L’atelier ver sud est avec ma femme et mes fille

Il a ensuite prolongé cette structure jusqu’au mur extérieur de la chapelle. Il y avait transporté un fauteuil confortable, créant ainsi une sorte de siège surélevé d’où l’on pouvait d’une part voir l’atelier et d’autre part avoir une vue panoramique sur la nature et observer les plus beaux couchers de soleil. Derrière le fauteuil, il avait installé une étagère où il rassemblait ses magazines comme « Paris Match » et un périodique chrétien. Lorsque le magazine GEO a été disponible en français, nous lui avons commandé l’abonnement, car lorsqu’il nous rendait visite, il lisait toujours avec un succès considérable l’édition allemande avec le dictionnaire sur les genoux. Jusqu’à un âge avancé, il y a passé de nombreuses heures, si nécessaire avec plusieurs couches de pulls et de bonnets tricotés. Il ne faut pas oublier de mentionner que cette zone n’était accessible depuis l’atelier qu’avec une échelle en acier. Aucun problème pour lui, même à près de 80 ans. De son perchoir, on accédait également à un autre espace de stockage pour les sculptures et le matériel, qu’il avait installé au-dessus de son habitation pour éviter les infiltrations d’eau, comme nous l’avons déjà mentionné au début de ce chapitre (Fig 15 L’espace de stockage).

Fig. 15 L’espacé de stockage et Jacques Riousse

L’atelier était à la fois un atelier et une exposition. Au centre se trouvait une table en acier sans plateau qu’il utilisait pour la soudure électrique. Ici, il avait toujours une connexion cathodique sûre. Dans les premières années, il soudait aussi à l’acétylène. Avec le temps, les bouteilles de gaz nécessaires étaient certainement trop lourdes à transporter. En direction du lavabo/WC, il avait aménagé un établi sur lequel se trouvaient une grande perceuse et une lourde flex. Comme nous passions souvent l’été chez lui et qu’il ne nous demandait pas d’argent, nous avions pris l’habitude d’apporter des outils électriques et d’autres objets utiles. Avec une petite flex et une perceuse à main, beaucoup de choses étaient plus faciles à réaliser. Presque sous toutes les fenêtres se trouvaient des armoires avec de nombreux tiroirs, comme on en voit dans les pharmacies. Outre la possibilité de ranger des vis, des écrous, des équerres, etc., on pourrait aussi y exposer de petites sculptures, des vitraux ou des trouvailles arrangées. Selon le moment de la journée et le temps, les ombres et les reflets de couleur contribuaient à l’œuvre d’art globale. 

En levant les yeux vers la structure de l’atrium, on pouvait voir un mobile composé de cintres qui provenaient probablement de valises d’outre-mer (Fig. 13 L’atelier avec atrium superposé). C’est également là que se trouvaient les haut-parleurs de la chaîne stéréo, qui ne diffusait en principe qu’une seule station : « France culture ». Je garde le souvenir que dans les discussions des têtes pensantes, personne ne laissait l’autre s’exprimer. Du bon jazz en alternance avec de la musique classique l’accompagnaient du matin au soir. Lorsque la chaîne stéréo ne fonctionnait plus, nous lui avons apporté un « ghetto-bluster » qui lui permettait de ne pas renoncer à France culture, même dans son bureau.

A côté de l’établi, en passant devant les toilettes, on arrivait dans la cage d’escalier. D’ailleurs, il y avait aussi une possibilité de douche dans les toilettes, mais je n’ai essayé de la faire fonctionner qu’une seule fois. Il fallait changer les tuyaux et lorsque tout était étanche, l’eau coulait effectivement. Lorsqu’un scorpion s’est glissé dans le bac à douche, plus aucun membre de la famille ne s’est intéressé à ce type de nettoyage corporel. 

Le plus intéressant dans la cage d’escalier avec des marches sur du béton brut était deux attaques en porcelaine reliées par des câbles métalliques à deux cloches. Le dimanche, elles étaient actionnées brièvement quinze et cinq minutes avant la messe, ce qui n’augmentait pas non plus le nombre de personnes assistant à la messe. A la hauteur de la chapelle se trouvait une petite sacristie de peut-être cinq mètres carrés, un petit local dans le clocher. Les chasubles étaient suspendues à une corde tendue en travers, et en face se trouvait une armoire sculptée, ressemblant à un vieux buffet, pour ranger les ustensiles de messe, qui avait sans doute été placée auparavant dans une autre chapelle dans le même but. L’un des objets les plus importants était un gramophone avec haut-parleur, qui transformait acoustiquement la chapelle en cathédrale au début de la messe et ensuite avec la Toccata et Fugue BWV 565.

Fig. 16 Salle de la chapelle

La salle de la chapelle avait une si bonne acoustique que nos enfants y jouaient plus souvent de la flûte. Même si l’on ne comprenait pas les textes de la liturgie de la messe dominicale – je dois avouer que c’était plus souvent le cas – on ne s’ennuyait pas, car il y avait là aussi beaucoup à voir (Fig. 16 Salle de la chapelle). Le plateau de l’autel était posé sur un morceau de souche d’arbre bizarre. A droite et à gauche de l’autel, qui avait été avancé par le clocher, deux grandes fenêtres s’ouvraient sur la nature. Dehors, devant ces fenêtres, Jacques avait positionné des sculptures métalliques relativement grandes. A l’intérieur se trouvaient deux sculptures de saints en bois de la taille d’un homme, probablement issues elles aussi de la chapelle dont nous venons de parler, et donc pas de sa création. Ces sculptures avaient une multitude d’habitants en forme de vers qui mangeaient le bois des sculptures. Nous avons donc placé les sculptures dans un sac poubelle et les avons enduites de produit de protection du bois, puis nous en avons mis un deuxième par-dessus et avons entouré le tout de ruban adhésif « à la manière des Christos ». Mais les deux Christos n’étaient pas encore connus à ce moment-là. Plus d’un visiteur de la chapelle a dû être fortement surpris. Peut-être que les Christos étaient parmi eux et qu’ils s’en sont inspirés.

Fig. 17 Messe dans le salon

S’il faisait trop froid en hiver, l’oncle Jacques lisait parfois la messe dans le salon (Fig. 17 messe dans le salon).

A une hauteur de deux mètres et demi, les architectes avaient placé une bande lumineuse en plastique de différentes couleurs dans les murs latéraux. Le palier devant, une sorte de rebord de fenêtre, donnait une scène à vingt ou trente sculptures fabriquées par Jacques. A la hauteur de la dernière rangée de bancs, on pouvait accéder à une galerie. L’accès en était interdit par une porte composée, je crois, de dix caissons sculptés de provenance inconnue. Jacques conservait là-haut de très nombreuses sculptures. 

C’était presque devenu un rituel : à la fin de notre visite, ma famille montait dans la galerie et chacun d’entre nous pouvait choisir quelque chose pour l’exposer chez lui. Nos enfants ont également fait de bons choix très tôt.

La galerie était séparée de la salle de la chapelle par un écran en rotin et décorée d’une croix. Dans l’entrée de la chapelle, il y avait d’un côté une table avec des livres de prière et des revues d’église, et de l’autre côté, je crois me souvenir d’une sculpture faite à partir d’une racine d’olivier avec des éléments en métal. 

La sortie à double porte donne sur un parvis gravillonné, protégé par l’imposant toit qui, comme je l’ai dit, donnait à la chapelle des airs de gare de téléphérique. Dominique, le neveu de l’oncle Jacques et mon ami d’échange, et moi-même nous allongions parfois la nuit dans la large gouttière pour observer les nombreuses étoiles filantes des Perséides.

Fig. 18 La Bonnelle

Après avoir emménagé dans les locaux sous la chapelle, Jacques n’était pas sûr de pouvoir y rester longtemps. C’est pourquoi il a acheté un terrain avec les ruines d’une petite maison à quelques kilomètres de là, en direction de « La Gorra ». Celle-ci se trouvait sur le « Chemin de la Bonnella ». Il y construisit donc la « Bonnelle » (Fig. 18 la Bonnelle). La petite maison en pierre constituait le noyau de la « Bonnelle ». Il a agrandi l’espace devant et autour de cette maisonnette pour en faire un lieu d’habitation. Pour ce faire, il a construit un petit mur d’environ 40 cm de haut à une distance de cinq mètres des murs de la maisonnette, dans lequel il a fixé des poutres en T verticales. Il a formé le toit avec des poutres en bois. Entre les poutres, des profilés en T ont été soudés pour recevoir des vitres. Lors de ma première visite en 1967, j’ai pu aider à encastrer les vitres de la partie supérieure de la « Bonnelle », qui a été construite en premier. Le sol a été cimenté et recouvert de carreaux rouges, très répandus. La partie inférieure de la « Bonnelles » a été construite entre 1968 et 1972. Ici aussi, l’aménagement intérieur était bien sûr impressionnant. Directement à l’entrée, à droite, se trouvait un petit espace avec des meubles qu’il avait soudés, comme à son habitude, à partir de vieux sièges de voiture. À gauche, on déposait la vaisselle usagée dans une pierre de lavage alimentée en eau par un petit chauffe-eau à gaz. Au centre de la pièce, on pouvait prendre ses repas sur une table carrelée de taille similaire. Elle ressemblait à la table de la « salle à manger » de son appartement. Derrière, un espace séparé par des draps abritait les lits des invités. D’autres lits se trouvaient dans la petite maison où étaient également installés les toilettes et la « douche ». La cheminée qu’il avait construite à partir du capot d’une vieille grosse Citroën était impressionnante. Une fois allumées, des pommes de terre entourées de papier aluminium étaient enfoncées dans les braises. Par-dessus, il plaçait par exemple un poulet, fixé dans une sorte de grille pour le retourner. Jacques avait farci le poulet de romarin et de thym fraîchement cueillis devant la Bonnelle. Je devais reconnaître qu’il fallait s’y habituer, mais c’était délicieux. 

L’approvisionnement en eau était assuré, comme dans la chapelle, par un filet d’eau qui coulait en permanence d’un tuyau qu’il avait posé et qui était recueilli dans un bassin fermé. Un approvisionnement en eau sécurisé n’a été mis en place que vers la fin des années. D’où l’importance du passage quotidien aux réservoirs, qui était presque toujours salué par le message « l’eau coule ».

Le déroulement de la journée

Jacques se levait toujours avant nous, je ne peux donc pas dire grand-chose sur sa routine matinale. Lorsque nous nous retrouvions ensemble, il était lavé, frais et parfumé, malgré la simplicité des circonstances. En raison de l’eau courante et de la présence d’un chauffe-eau, il faisait sa toilette matinale dans la cuisine. Il était toujours bien rasé (mouillé). Il portait les cheveux très courts, coupés par ses soins à l’aide d’une tondeuse électrique. Avec l’âge, il portait un bonnet tricoté qu’il ne quittait plus de la journée pour des raisons de température. 

On pouvait toujours entendre qu’il travaillait à l’atelier, car, comme je l’ai déjà dit, il adorait la chaîne « France culture ». Les discussions qui s’y déroulaient, où tout le monde se coupait la parole, étaient impressionnantes. Seuls le disque à tronçonner (flex), la perceuse ou le soudage interrompaient sa perception de l’émission. En principe, il travaillait toute la journée, jusqu’à ce qu’il se retire le soir sur son « perchoir » en été et dans son bureau/chambre à coucher en hiver. Il travaillait tant qu’il faisait jour. Si ce n’était pas dans son atelier, c’était dehors. Il y avait toujours quelque chose à faire sur le terrain (Fig. 19 JR en train de planter.)

Fig. 19 Jacques Riousse en train de planter avec Philipp

Lorsque nous étions sur place, il ne nous gâtait qu’avec le repas d’arrivée, après quoi il laissait la cuisine à ma chère Gabi. C’est elle qui s’occupait du repas chaud du soir et de notre alimentation en général. Contrairement à nous, il diluait toujours le vin du repas avec beaucoup d’eau. 

Nous faisions nos courses au supermarché « Auchun » à « Trinité », juste avant Nice. Ou encore à « La Turbie ». Lui-même avait d’autres sources d’approvisionnement très avantageuses, dans lesquelles il se procurait des aliments juste avant la date de péremption.

Lorsque nous étions sur place, nous aidions aussi à planter ses cyprès pour les zones autour de la chapelle et de la Bonnelle. S’il faisait chaud, il fallait toujours les arroser les premières années.

Les premières années, nous avons fait beaucoup de randonnées, Peille, Cole de la Madonne, St. Agnes, Mont Agel etc. nous avons rendu visite à des amis (Père Luc) ou à des connaissances dans l’Alpe maritime, sur la côte ou à Nice (Alain Coussement), je ne me souviens pas de beaucoup de noms. Nous étions aussi souvent au bord de la mer à Cap d’Aille, dans une mini-baie et aussi à la « Pointe des Douaniers », qui demandait un peu plus d’exigence au décollage et à l’atterrissage (Fig. 20 Plongée).

Fig. 20 Preparation de la plongée

Jacques était un bon nageur. Plonger avec des lunettes et un tuba était une passion. Même les hautes vagues ne le dérangeaient pas (Fig. 21 JR dans les vagues). Dans son appartement, on pouvait trouver beaucoup de matériaux qu’il avait récupérés dans la mer: des poids de plomb de lignes de pêche, des coraux, des étoiles de mer et bien d’autres choses encore. Tout était utilisé dans ses œuvres.

Fig. 21 Jacques Riousse dans les vagues á Cap d´Ail

Oncle Jaques et notre petite famille

En 1971, Gabi et moi nous sommes mariés et c’est ainsi qu’en 1972, alors que nous n’avions pas encore d’enfants, nous avons pu nous rendre pour la première fois ensemble à St Martin de Peille dans notre vieille Opel grinçante. Il n’y avait pas encore d’autoroute et nous sommes donc passés par le col de Cuneo pour rejoindre la Côte d’Azur. Nous sommes donc arrivés épuisés, et en plus sa maison était pleine de visiteurs. Nous avons d’abord été installés dans l’inquiétant local à matériel pour dormir. Le lendemain, sa maison était vide et toute son attention était pour nous, peut-être un peu plus pour Gabi que pour moi. Il s’est réjoui de son « pull Vasarely » (Fig. 22) et il a également mentionné une ou deux fois la Vénus de Botticelli. Il est possible que sans ma Gabi, j’aurais eu plus de mal avec lui. 

Fig. 22 Gabi au port de Monaco et le pull « Vasarelli »

Dès que notre Julia (1974) a été en mesure de voyager, nous sommes retournés voir l’oncle Jacques. Il a également eu la gentillesse de la baptiser (Fig. 23 Baptême).

Fig. 23 Baptême de Julia 1976 à St. Martin de Peille

Les années suivantes, Caroline (1977) et Philipp (1979) nous ont rejoints. Aujourd’hui encore, ils parlent de jeux dans la « nature sauvage », le terrain d’aventure autour de la chapelle (Fig. 24 « nature sauvage »). Nos enfants ont toujours beaucoup dessiné, ils avaient toujours des crayons à papier. Ils étaient très contents de voir leurs dessins sous le plateau de verre lors de notre prochaine visite. Nous avions le sentiment qu’Oncle Jacques était pour eux une sorte de « grand-père » particulier et que lui aussi avait ainsi un peu l’impression d’avoir des petits-enfants. Les conversations entre eux étaient déjà impressionnantes : les enfants parlaient allemand et Jacques répondait en français. Et on avait l’impression qu’ils se comprenaient bien.

Fig. 24 « nature sauvage » en face de la chapelle

L’impression de son art sur moi

Un bref événement montre comment Jacques Riousse vivait dans l’art. Lors d’un de ces tours, ou plutôt promenades, que je viens d’évoquer et où nos enfants nous accompagnaient, ses yeux étaient toujours ouverts sur le matériel qui pouvait être transformé en sculpture. J’ai déjà mentionné que Jacques n’utilisait pas de métal neuf pour ses sculptures. Il devait déjà avoir eu une « vie » auparavant. Une vie qui pouvait aussi avoir apporté la mort à d’autres, comme de nombreux obus explosés avec lesquels on bombardait par exemple la forteresse du « Mont Agel », à l’est de St. Martin de Peille (Fig. 25 Berger en obus). 

Fig. 25 Berger en obus

Vers la fin de la guerre, quelques Allemands s’y étaient encore barricadés et ont été bombardés par des navires de guerre américains. Lors de la promenade mentionnée, nous n’avons pas trouvé de munitions mais une vieille poêle rouillée. Nous avons regardé l’oncle Jacques d’un air interrogateur lorsqu’il l’a emportée. Il nous a donné la réponse dans l’atelier, avec ses mains. Il a plié l’anse au milieu de la poêle rouillée et a créé un « corps ». Il a ensuite serré un côté de la poêle dans un étau et a plié d’abord un côté, puis l’autre, pour former un « manteau ». Au point de pliage, il a soudé une roue dentée qu’il a trouvée dans son stock de matériaux d' »inspiration », et la sculpture avait déjà une tête. Une plaque métallique a été soudée à l’anse qui dépassait le bord de la casserole et le « manteau » reposait sur un pied sûr.

Fig. 26 La Périnatologie dans la clinique obstétrique etgynécologique de « Klinikum Fulda »

Comme je faisais des recherches sur les causes et le traitement de la menace d’accouchement prématuré pendant ma période clinique et scientifique, je lui ai demandé un jour s’il pouvait résumer la périnatalité en une sculpture. Pendant deux ans certainement, je n’ai rien entendu. La troisième année, il avait créé une femme allongée, qui s’appuie mollement sur ses bras en arrière. Sur son ventre, un anneau stylise l’utérus d’où sortent les bras et les jambes d’un bébé (Fig. 26 La Périnatologie). Il a déclaré à ce sujet que la périnatologie actuelle, avec des procédés modernes comme l’échographie, permettait de résoudre la situation de boîte noire de la grossesse et que les thérapies actuelles étaient si efficaces que l’enfant avait toutes les raisons de se réjouir et que la mère pouvait profiter de sa grossesse en toute décontraction. La sculpture a été exposée pendant plus de vingt ans dans la clinique gynécologique de Klinikum Fulda, jusqu’à ce que mon successeur ne trouve plus de place pour la sculpture après le déménagement de la clinique dans un nouveau bâtiment.

En regardant ses sculptures, on découvre toujours qu’en regardant un objet, une structure, ses pensées créaient quelque chose de nouveau. Ce n’était pas seulement le cas pour les sculptures, mais aussi pour les taches d’eau qui apparaissaient au plafond et sur les murs à cause d’un toit non étanche et auxquelles il donnait une existence voulue avec un pinceau et de la peinture.

En de nombreux endroits de l’atelier et de l’appartement, des mobiles se déplaçaient dans un environnement rarement exempt de courants d’air. Des disques avaient été sciés quelque part dans des plaques de plastique pour fabriquer des boutons. Les déchets étaient idéaux pour y accrocher d’autres disques ou du matériel récupéré lors de ses plongées. J’ai déjà parlé du grand mobile de cintres dans la structure de l’atelier. En raison du poids des cintres, ceux-ci ne se déplaçaient que lentement, presque majestueusement.

Je ne l’ai jamais vu peindre. La plupart des tableaux ont également été réalisés à une époque où nous ne nous connaissions pas encore. Les tableaux montraient parfois du concret, parfois de l’abstrait et parfois seulement des motifs. Toujours bien proportionnés, souvent avec de nombreux détails qui incitaient à l’interprétation. Lorsqu’on lui a demandé ce que cela voulait dire, il a répondu, comme pour les sculptures, qu’il n’était pas bon que l’artiste donne un nom à un objet. Donner un nom à un objet gênerait le spectateur dans sa perception. « C’est le spectateur qui crée ». Ainsi, le spectateur participe à la création de la sculpture, car ce qu’il voit naît dans son esprit, et cela peut être tout autre chose que ce que l’artiste a vu.

Fig. 27 La Famille

Il ne faut pas oublier que Jacques Riousse n’avait guère de moyens financiers. De même, il n’y avait guère de toiles abordables après la guerre. Les premières années, il utilisait donc de la toile de jute grossière. Les couleurs étaient également de mauvaise qualité. Elles ne durcissaient pas correctement ou libéraient continuellement de l’huile, ce qui était clairement visible sur l’un de nos murs. Lors d’un nouvel accrochage, nous protégeons le mur avec du film alimentaire. Je ne me suis jamais lassé de certains de ses tableaux, comme le dernier cité. Elle représentait une famille nucléaire avec une mère, un père et un enfant (Fig.27 La famille). Les trois personnes se fondent en un tout. Ce tableau était également accroché dans la chambre où j’ai été hébergé lors de ma première visite à Saint-Martin-de-Peille, si bien que je l’avais toujours devant les yeux lorsque je m’endormais. 

Le thème de la famille ne m’a jamais quitté et a même conduit plus tard à la création de la Fondation allemande de la famille et de son école familiale. https://familienschule-fulda.de

Son influence sur moi

L’environnement

Je me permets ici d’en dire un peu plus sur moi, car je pense qu’on peut aussi déduire beaucoup de choses sur Jacques Riousse à partir de ce récit. J’ai déjà raconté comment je me sentais lorsqu’en 1967, à l’âge de 18 ans, j’ai quitté l’Allemagne, où il faisait généralement froid, et que je suis arrivé à Nice pour m’immerger dans l’air chaud et humide. Je m’étonnais de presque tout. L’oncle de Dominique était habillé très simplement, il roulait dans une voiture (2CV) dont on s’étonnait qu’elle roule. Sur le repas de midi, qui ne se composait pas comme souvent chez nous de pommes de terre, de saucisses et de sauce, mais qui pouvait aussi être un « pain bagnat ». Ou alors, le dimanche, lors d’une invitation à la « Ferme » de La Gorra, cela pouvait durer plusieurs heures. Beaucoup de plats différents dans la grande cuisine de « Tantine » qui, du haut de ses 80 ans, pouvait réciter par cœur toutes les fables de La Fontaine. C’était le plein été. Les fenêtres et les portes étaient toujours ouvertes. Il a fallu que je m’habitue aux nombreuses mouches, aux chiens et aux chats qui se promenaient dans la cuisine. C’était délicieux, mais pour mon système gastro-intestinal pas si endurci, c’était déjà une épreuve de plusieurs jours.

Jacques recevait plus souvent la visite d’un M. Poussin. Un professeur de Paris qui avait un petit appartement à Peille. Ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son Spider de MG, dans lequel j’ai pu l’accompagner une fois à Cannes. Quelle expérience pour le jeune homme de dix-huit ans que j’étais. Par beau temps, dans la décapotable, le bras et la tête nonchalamment posés – trop longtemps sans doute – par la fenêtre, j’avais tellement mal aux oreilles le soir que j’ai épuisé la réserve d’aspirine de Jacques. Mais je pense encore aujourd’hui à ce voyage fantastique. Ainsi, non seulement Jacques, avec sa pensée et sa manière de vivre, avec ses amis et ses connaissances, m’a ouvert des moments que je n’avais jamais vécus dans mon entourage de l’époque, mais il m’a aussi permis de découvrir de nouveaux horizons. Et je suis fermement convaincu que ces expériences m’ont marqué, m’ont fait aimer la France, les « Alpes maritimes » et la Côte d’Azur. 

Que l’on puisse garnir une tarte d’oignons et d’olives était pour moi inconcevable. J’ai pu savourer cette « tarte d’oignon » lors d’une fête dans un village de l’arrière-pays dont je ne me souviens pas du nom. Je me souviens d’une fête avec danse au son d’une fanfare à Peille et d’un bon repas – je crois que c’était une fête du 14 juillet. Je n’avais pas vraiment d’yeux pour les gentilles Françaises, car j’étais déjà amoureux de ma Gabi. Le retour à Saint-Martin-de-Peille s’est fait de nuit, à travers champs. Dominique connaissait le chemin et pour la première fois, j’ai vu des quantités de lucioles. 

Quelques artistes avaient aussi leur atelier à Peille, je me souviens vaguement de celui de Grothe-Mahé. Jacques avait accroché quelques-unes de ses toiles dans son appartement.

Fig. 28 L´ Univers

Sa pensée

Je ne peux pas rendre compte suffisamment de sa pensée, que je comprenais mieux avec l’âge et les discussions avec beaucoup de ses répétitions. Il serait trop difficile pour moi de décrire tout cela avec la précision nécessaire. Je pense qu’il était panthéiste. Non seulement l’infinité de l’univers revenait sans cesse dans ses sermons, mais elle transparaissait aussi dans certains tableaux et collages. Ainsi dans un tableau qu’il nous a offert (Fig.28 L´ Univers). Et il vénérait Blaise Pascal. Un livret contenant ses « Pencées » était toujours à sa portée. 

J’espère que sa nièce Anne Hajjar-Riousse et Mme Anne Zali, qui admirait l’œuvre d’art totale de Jacques Riousse, apporteront leur contribution à la présentation de sa pensée. Si j’en ai encore la possibilité, je veux également insérer sur son site Internet les interviews que j’ai réalisées avec lui.

Quelle influence a-t-il eue sur moi à travers son autre monde ? Je pense qu’il a assoupli chez moi une certaine étroitesse d’esprit, qui était certainement en partie acquise. Il m’a certainement rendu plus tolérant, et pas seulement dans les domaines de la nourriture et du sommeil. Il a renforcé mon courage d’essayer quelque chose, pas seulement sur le plan manuel, même avec la possibilité d’échouer. Il a eu une influence extrêmement positive sur mon sens de l’esthétique, sur mon sens des proportions. Il a probablement eu une influence dans de nombreux domaines que je n’avais même pas remarqués.

Jacques Riousse et les Allemands

Lors de ma première visite, je n’ai pas appris grand-chose sur sa relation avec les Allemands, ce qui était dû en grande partie à mes connaissances limitées du français. Je l’ai ressenti plus clairement par la suite, mais certainement de manière atténuée, car lors de ma deuxième visite, je suis arrivé à St Martin avec mon Gabi. Et Gaby se distinguait et se distingue toujours par un naturel attrayant qui n’a pas échappé à l’oncle Jacques. Peu à peu et avec une compréhension croissante du français, j’ai appris de Jacques la profonde aversion compréhensible envers l’Allemagne, qui avait apporté tant de souffrances aux gens pendant deux guerres mondiales. D’une manière générale, il avait une vision plus nuancée de l’Allemagne. Il a décrit de manière très positive un voyage à travers l’Allemagne, probablement en 1936, où il a fait la connaissance de deux filles qu’il a décrites comme très gentilles. Comme elles avaient en partie les mêmes destinations, elles ont pédalé ensemble pendant un certain temps. Au cours de ce voyage, il a visité Düsseldorf, Cologne et également le monastère de Maria Laach dans l’Eifel. 

La période en tant que soldat a dû être terrible. Dunkerque l’a tellement bouleversé que, bien des années après la fin de la guerre, il a continué à représenter d’horribles scènes de guerre dans ses tableaux (illustration Guerre).

Il a été fait prisonnier, je crois en 1940, à Stargad en Poméranie occidentale, non loin de Stettin, aujourd’hui Szczecin en Pologne. Là-bas, il n’a pas seulement passé du temps dans un camp, mais a également été affecté à une ferme. Il parlait souvent avec émotion des paysans. Pour les jours de fête, le repas était dressé dans le salon, qui n’était pas utilisé autrement. Comme ils n’avaient pas de nouvelles de leur fils Horace, du même âge que Jacques, qui combattait sur le front de l’Est, pendant des mois, Jacques devait prendre sa place à la droite de son père, lui, le soldat ennemi. 

Mais comme il était également affecté à d’autres endroits et que la situation était globalement extrêmement incertaine, il pensait toujours à la fuite. Mais comment s’orienter ? Il a commencé à mémoriser les constellations avec un livre de la bibliothèque du camp. Plus tard, il les connaissait si bien que, debout sur le toit de la chapelle, il nous montrait dans le ciel clair non seulement les constellations, mais aussi les planètes. Lors d’une de nos visites, nous lui avons apporté un télescope et il nous a aussitôt montré les satellites de Jupiter. Pour moi aussi, ce fut une illumination, car les lunes qui tournent autour de Jupiter permettent de se rendre compte de l’espace de notre système solaire.

Nous étions heureux que Jacques n’ait pas mis en œuvre son plan d’évasion. Il ne serait probablement plus en vie. De plus, il a pu rentrer en France pendant la guerre, en 1942, en vertu de la Convention de Genève, alors qu’il était soldat dans les services sanitaires.

Nous avons beaucoup ri lorsque Jacques a raconté qu’il avait appris trois mots allemands en captivité : « Raus, raus – Kartoffel – Sabotage ! » 

Lors de nos visites à Saint-Martin, nous avons fait de nombreux tours sur la côte mais aussi dans l’arrière-pays entre Vintimille et Cannes. Quand il voyait un pont routier ou ferroviaire détruit, il disait : « Ce sont les Allemands qui l’ont détruit ». Si nous lui montrions un pont intact, il disait : « Les Allemands l’ont oublié ». 

D’année en année, le ressentiment s’est perdu. La relation est également devenue de plus en plus intime lors de ses visites en Suisse, où nous avons vécu six ans, et en Allemagne. Nos enfants voyaient l’oncle Jacques comme leur grand-père. C’était beau de voir comment ils se comprenaient, l’un parlant allemand, l’autre français, un seul cœur et une seule âme.

L’objectif que s’étaient fixé Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, à savoir rapprocher par des échanges de jeunes les deux pays toujours ennemis, a sans doute été plus qu’atteint, du moins dans nos familles. Espérons que les futurs dirigeants de nos États continueront à promouvoir cette valeur, le rapprochement de nos deux pays.

Fig. 29 À Viztnau, lac des Quatre-Cantons

Visites chez nous en Suisse et en Allemagne

Lorsque nous avons déménagé de Marburg à Zurich en 1980, j’avais obtenu un poste de médecin-chef à la clinique gynécologique de l’université, Jacques avait déjà 70 ans et était naturellement de plus en plus immobile. Cela nous a donné l’idée de l’inviter chez nous et de lui rendre un peu la pareille pour la possibilité de lui rendre visite et de passer des vacances à Saint-Martin. Nous lui avons envoyé un billet d’avion ou de train, je ne me souviens plus très bien, et une fois arrivés à Zurich, nous avons planifié des tours dans tout le pays pendant une semaine (Fig 29 Vitznau en Suisse).  Je me souviens encore très bien d’un tour, car il était venu à Viztnau il y a plus de 40 ans et me parlait toujours de Vitznau. Et c’est ainsi que nous nous sommes mis en route pour le lac des Quatre-Cantons, dont nous avons fait le tour sous un soleil radieux. Nous n’avons pas non plus manqué les expositions au Kunsthaus. Je ne sais plus combien de fois Jacques est venu à Zurich en été. De retour en Allemagne, nous allions le chercher à l’aéroport de Düsseldorf les premières années. 

Fig 30. Jacques dans une village en Suisse

– Les vols avaient d’ailleurs un effet secondaire artistique. Il collectionnait les magazines en papier glacé qui étaient toujours exposés dans l’avion. De retour chez lui, il s’inspirait de la structure et des couleurs et transformait les photographies en nouvelles petites œuvres d’art avec différentes couleurs. Certaines d’entre elles étaient très impressionnantes. – 

Nous avons d’abord habité à Herne, où se trouvait la clinique gynécologique de l’université de la Ruhr à Bochum. C’est là que mon domaine de recherche, l’obstétrique et la périnatologie, lui a inspiré la sculpture « La périnatologie », que j’ai décrite dans le chapitre précédent. Une ancienne forge jouxtait l’arrière-cour de notre appartement et nous avons pu la louer pour y aménager un petit « musée » avec les œuvres de Jacques qu’il nous avait offertes jusque-là. 

Après le décès de mon père, ma maison familiale à Duisburg-Marxloh ne serait plus habitée que par ma mère. Elle avait besoin d’une remise en état urgente. Dans l’idée d’y investir notre loyer, nous nous y sommes installés une fois les travaux de rénovation terminés. Je n’ai pas trouvé le trajet quotidien entre Herne et Duisbourg (près de 40 km) pénible, car il était notamment compensé par un bel habitat. Là aussi, nous avons pu exposer les œuvres de Jacques dans l’ancien cabinet de mon père et dans toute la maison. Jacques a continué à profiter des invitations à venir chez nous. Et nous avons ainsi pu lui montrer de nombreuses curiosités de la grande région Rhin-Ruhr, du Bas-Rhin jusqu’à Cologne. 

C’est en pensant que Jacques allait devoir passer Noël seul dans son appartement froid sous la chapelle de Saint-Martin que nous avons décidé de passer Noël avec lui. Les premières fois, il est venu à Duisbourg, puis à Fulda, où nous sommes ensuite allés le chercher à l’aéroport de Francfort. Alain Coussement, un ami de Jacques et également actif dans la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », créée entre-temps avec sa nièce Anne Hajjar-Riousse, l’a chaque fois amené à l’aéroport de Nice. Je crois que la dernière fois qu’il est venu à Fulda, c’était en 2000. Le vol et l’orientation dans l’aéroport étaient de plus en plus fatigants pour lui. Nous avions été heureux qu’il fasse encore le voyage à presque 90 ans. 

Avec le « Kunstverein Fulda », nous avons pu organiser une imposante exposition de ses œuvres (Fig. 34). Nous y reviendrons plus tard. 

Classement de son art

J’ai toujours trouvé très dommage que plus de gens ne puissent pas profiter des œuvres de Jacques. Mais une base pour cela est une certaine notoriété. Les artistes y parviennent en vendant leurs œuvres, généralement par le biais d’une galerie. Les galeries font une certaine publicité pour générer des clients. Mais Jacques ne cessait de répéter « je ne veux pas me mettre dans le commerce ». 

Très tôt, j’ai commencé à photographier ses tableaux et ses sculptures lors de tous nos séjours à St Martin de Peille. (Entre-temps, j’ai numérisé une vaste collection et créé des tableaux Excel des œuvres). J’ai également réalisé des interviews dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, tant bien que mal. Elles doivent également être prises en compte sur son site Internet. 

Pendant mon séjour à l’université de la Ruhr à Bochum, j’ai pris contact avec le directeur de l’institut d’histoire de l’art de l’époque dans le but d’établir une vue d’ensemble des œuvres et de la vie sous forme de thèse de doctorat. J’étais déjà bien avancé dans les négociations. Seulement en dernier lieu, le candidat, qui parlait aussi français, a trouvé un sujet nettement plus facile.

Après mon départ à la retraite, j’ai repris le fil de la création d’un souvenir durable de Jacques. Un site Internet multilingue a été créé www.jacques-riousse.de. Une fois les catalogues d’œuvres à peu près complets et après avoir photographié en haute résolution les œuvres qui se trouvaient chez nous, j’ai pris contact avec la Fondation franco-allemande pour l’histoire de l’art à Paris. J’y ai reçu l’avis qu’il s’agissait d’un artiste intéressant et qu’il valait la peine de le classer. J’ai pris contact avec les experts proposés. Le directeur de l’Institut d’histoire de l’art, le professeur Wolfgang Brassat, ne se considérait pas comme un expert de la période artistique « 20e siècle » et m’a renvoyé vers le directeur de l’Institut d’histoire de l’art d’Erlangen, le professeur Hans Dickel. J’avais envoyé à ces deux personnes un important livre de photos contenant un grand nombre de clichés dont je disposais. Une sélection représentative des œuvres de Jacques. Le professeur Dickel m’a écrit son évaluation : … « On reconnaît qu’il a travaillé sérieusement sur le plan artistique. Mais mon appréciation ne change pas fondamentalement. (Il avait donné une première évaluation très négative après avoir consulté le site web susmentionné). En comparant ses sculptures soudées à partir de ferraille avec celles de Julio Gonzalez et Pablo Gargallo, qui ont fait des choses similaires dès après la Première Guerre mondiale, vous reconnaîtrez probablement aussi que Riousse n’était pas un sculpteur travaillant de manière originale – mais justement un sculpteur travaillant de manière secondaire, aussi dur que cela puisse paraître. Dans la peinture aussi, je vois partout des modèles, de Georges Rouault, Wols, Dubuffet, de tout l’art brut, mais aussi de Fernand Léger ou même de Marc Chagall, Riousse a suivi le style des années 1950 et l’a fait avec talent, mais je ne vois pas en lui un artiste singulier et significatif pour l’œuvre duquel le public développerait de l’intérêt. La concurrence entre les artistes est plus impitoyable et plus dure que dans la plupart des secteurs de la société ».

J’ai consulté sur Internet les exemples d’artistes cités par le professeur Dickel et je ne peux partager son évaluation que pour les tableaux, mais pas pour les sculptures.

L’odyssée de ses œuvres

Au cours de ses dernières années à Saint-Martin-de-Peille, Jacques a exprimé à plusieurs reprises sa crainte qu’après sa mort, son art soit détruit pour cause de désintérêt. Se référant à ses sculptures, il a dit à plusieurs reprises : « J’ai peur que mon art ne finisse chez le ferrailleur », que ses sculptures finissent chez le ferrailleur. Nous avons donc décidé de ramener le plus d’œuvres possible en Allemagne. Avec ma sœur Ruth, qui a mené une vie de peintre pendant quelques années après ses études d’art, nous sommes parties pour Saint-Martin dans un camion de location et avons essayé en trois jours de numéroter et de peser toutes les sculptures, car nous ne voulions pas non plus surcharger le camion. Avec le camion de location plein à craquer, nous sommes ensuite retournés en deux jours à Duisbourg, où nous habitions à l’époque, non sans que la conduite d’alimentation du système d’injection diesel n’éclate. Mais un mécanicien français expérimenté a pu réparer les dégâts.

Il y avait de la place pour entreposer les œuvres à l’hôpital Sainte-Elisabeth d’Essen. On m’y avait d’abord promis un poste de directeur de la clinique gynécologique. Rétrospectivement, je suis très heureux que cet accord ait échoué, car le poste correspondant à la clinique de Fulda était bien meilleur. J’ai pris ce poste en 1997.

Fig 31. L’art dans la piscine

Comme on ne voulait pas de moi à Essen, on ne voulait plus non plus stocker les œuvres de Jacques. On loua à nouveau un camion, on tira les œuvres du grenier de l’hôpital Elisabeth, on les chargea et on les transporta au rez-de-chaussée d’un ancien foyer d’infirmières à Fulda. L’œuvre n’y est pas restée longtemps. La maison que nous avions louée à Fulda était assez belle. On y avait également ajouté une piscine, qui ne fonctionnait plus depuis de nombreuses années (Fig 31. L’art dans la piscine). Mais c’était idéal pour y entreposer les œuvres. Le transport suivant. Comme la maison devait être vendue, nous avons dû chercher un nouvel endroit non seulement pour nous, mais aussi pour les tableaux et les sculptures. Nous les avons trouvés dans un petit village des environs. Et c’est ainsi que l’art de Jacques Riousse est arrivé dans le petit village de Rhön à Wisselsrod. Ils y sont probablement restés trois ans. Entre-temps, la nièce de Jacques, Anne, et son mari Geniès Imbert avaient rénové la « Bonnelle » de Jacques de manière à ce qu’on puisse non seulement y vivre, mais aussi y entreposer les œuvres. (Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert /Fig 33. Geniès avec remorque)

Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert

La plupart des sculptures sont donc revenus en France à la « Bonnelle ».

Fig 33. Geniès avec remorque

Les dernières années

Après avoir déménagé à Fulda, Jacques n’a pu nous rendre visite qu’une seule fois. C’était à Noël 1999. Déjà, aller le chercher dans l’immense aéroport de Francfort n’était pas facile, car nous devions le faire appeler pour le trouver. Le bruit et l’agitation l’ont tout simplement fait partir en courant au lieu de l’attendre au bureau d’information. C’était trop pour lui. Pendant son séjour chez nous, nous avions organisé une grande exposition avec l’association artistique de Fulda sous le titre : « Schöne Bescherung » L’exposition dans le « Passage zum halben Mond » a été prolongée en raison du grand intérêt qu’elle suscitait et a fait l’objet de nombreux reportages dans les médias. Nous avons pu convaincre notre fils Philipp d’animer musicalement le vernissage (Fig 34. Exposition à Fulda 1998/1999, l’affiche de l’exposition). Je crois que c’était sa dernière exposition. Les tableaux et les objets que nous avions rassemblés formaient un bel ensemble. Et pour la présentation des objets, les professionnels de l’association artistique avaient fait du bon travail.

Fig 35. 90e anniversaire

Pour son 90e anniversaire, ma femme Gabi et moi sommes allés à Nice. La fête d’anniversaire a eu lieu dans le restaurant (Fig 35. 90e anniversaire) qui se trouvait à 30 m en amont de la route, Jacques était déjà très limité, mais il vivait encore seul dans son appartement sous la chapelle. Alain Coussement, qui avait créé avec la nièce de Jacques, Anne, la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », a raconté qu’on lui avait demandé à plusieurs reprises s’il ne préférait pas aller vivre dans une maison de retraite. Il a toujours refusé. Nous aussi, nous lui avons demandé à plusieurs reprises s’il ne pourrait pas s’imaginer vivre chez nous.

L’hiver suivant, Anne Hajjar-Riousse m’a téléphoné. Il se sentait mal. Il serait tombé et serait resté allongé dans le froid devant la chapelle pendant une période indéterminée. Que fait Jacques dehors en hiver ?  Maintenant, il faut savoir qu’au début de son séjour à Saint-Martin-de-Peille, il n’y avait pas encore de ramassage des ordures. Jacques s’occupait donc lui-même de ses déchets. Il a compacté les déchets biologiques dans de petites terrasses qu’il a disposées autour de la chapelle. Il a ainsi gagné un terrain praticable supplémentaire. Tout le sol autour de la chapelle était fortement en pente. Il a brûlé les déchets non biologiques, comme beaucoup dans toute la région jusqu’en Italie. Nous l’avons souvent senti lorsque nous nous approchions de Nice en voiture en venant de Gênes.

Fig 36. 92e l’anniversaire á la maison de retraite de Peille

Lorsque Jacques a été retrouvé, il ne réagissait pas et n’avait pas retrouvé sa conscience. On l’a donc envoyé à la maison de retraite de Peille, d’abord à l’infirmerie, puis on lui a attribué une chambre, comme à tous les autres pensionnaires de la maison. Quand nous lui rendions visite, il nous regardait sans doute, on pensait qu’il nous reconnaissait aussi, surtout les enfants. Nous ne pouvions plus nous parler. Mais nous avions l’impression qu’il se sentait bien. La photo (Fig. 36) a été prise dans le café de la maison de retraite. Après son 90e anniversaire, nous sommes encore allés une ou deux fois à Peille. Une fois, nous nous sommes rendus à Nice avec nos enfants Julia et Philipp. C’est là que nous avons rencontré Anne Hajjar-Riousse et son partenaire Geniès Imbert (Fig. 37. 93e anniversaire). Je m’en souviens d’autant plus que la veille du départ, j’ai eu des coliques néphrétiques qui n’ont pu être parées qu’avec des perfusions analgésiques. J’ai utilisé la porte de la penderie de l’hôtel comme porte-perfusion, après avoir réussi à poser moi-même l’aiguille de perfusion. 

Fig 37. 93e l’anniversaire (Anne, Julia, Gabi, Jacques, Geniès, Philipp)

Comme Anne nous l’a raconté, Jacques est devenu de plus en plus faible, si bien qu’il est mort le 4 décembre 2004. Avec de nombreuses personnes, j’ai pu moi aussi lui dire adieu au cimetière de Peille, jusqu’à ce que le casier dans lequel son cercueil a été glissé soit fermé. 

Son influence sur moi, sur nous et sur nos enfants se poursuit au-delà de sa mort. J’ai beaucoup appris de lui et je pense à lui tous les jours.

Le courage de commencer quelque chose sans savoir si on le finira, de chercher des solutions, d’improviser, sa confiance et son amour pour les gens ont fortement influencé ma vie familiale, scientifique et professionnelle. Même si, plus tard, j’ai beaucoup appris de beaucoup d’autres personnes. Jacques Riousse, l’oncle Jacques, m’a ouvert une porte et je lui en suis reconnaissant.

Ludwig Spätling                                                                                                                       

Fulda, 15 février 2024

Oncle Jacques et les Spätlings

L’amitié entre Jacques Riousse et la famille Spätling

Un mot avant

Bien sûr, je ne sais pas ce qu’aurait été ma vie sans Jacques Riousse, mais connaître sa vie et sa pensée a fortement influencé la mienne. A la maison, j’avais déjà la belle vie. Les parents étaient généralement affectueux. Je m’entendais bien avec mes cinq sœurs. J’aurais sans doute dû prendre l’école plus au sérieux, mais je m’en suis à peu près bien sorti et notre groupe de jazz avait une grande importance dans ma vie quotidienne. Mais la pensée et l’action dans notre foyer catholique étaient déjà étroites, d’un point de vue actuel. Mais nettement plus libérale que dans beaucoup d’autres familles, Même si notre maison offrait beaucoup d’espace et était ouverte à beaucoup, elle se trouvait à Duisburg-Marxloh, une région généralement grise de la Ruhr, où l’on sentait et voyait ce que l’on respirait. Dans cette lumière (ou cette ombre), on peut voir que tout ce que j’ai pu connaître dans l’environnement de Jacques et à travers lui a été absorbé par moi.

Tout dans la vie de Jacques était si différent de la mienne. Elle paraissait souvent simple, improvisée, modeste dans son équipement, ses vêtements et sa nourriture, lumineuse dans l’art qui l’entourait, qu’il façonnait. Il vivait dans une œuvre d’art totale.

Comment ai-je connu Jacques Riousse ?

Permettez-moi de revenir un peu en arrière pour répondre à cette question. En 1965, encore sous le coup des terribles guerres, Charles de Gaule et Konrad Adenauer ont réfléchi à la manière dont ils pourraient transformer l’hostilité séculaire entre la France et l’Allemagne en une amitié durable. Leur idée d’unir les pays a abouti en 1963 à l’amitié franco-allemande, scellée par le traité de l’Élysée. La meilleure façon de faire grandir l’amitié est de réunir déjà les jeunes des deux pays. Cela a entraîné la création d’un grand programme d’échange. J’ai pu en profiter moi aussi. Dans le cadre d’un « Club des quatre vents » créé à cet effet, des familles similaires ont été sélectionnées dans les deux pays. C’est ainsi que Dominique Riousse m’a été attribué dans une famille de six enfants (quatre filles, deux garçons) (Figure 1). Dans ma famille, il y avait en effet cinq filles et moi. Afin de minimiser les éventuelles difficultés interpersonnelles, le club tenait également compte de la position sociale des familles. 

Figure 1: La famille Michel Riousse et moi-même à Sarzeau.
derrière, à partir de la gauche: Christine, moi-même, Mme Riousse, Chantal, M. Riousse, Hugue. premier de gauche: Gast, Beatrice, Dominique

C’est ainsi que nous sommes partis en été 1965 en Bretagne, car la famille Michel Riousse de Bordeaux y possédait une maison de vacances, une ancienne ferme transformée, dans le golfe du Morbihan. Michel était le jeune frère de Jacques. J’ai passé trois semaines formidables dans cette famille qui m’avait si chaleureusement accueilli. La grand-mère, Mme Mançeron, vivait maintenant à Paris. Nous avons pu lui rendre visite sur le chemin du retour. Il y avait aussi un certain Oncle Jacques, un artiste et prêtre qui vivait et travaillait près de Nice.

Deux ans plus tard, mes parents étaient sans doute si heureux que j’aie obtenu mon baccalauréat qu’ils m’ont offert un vol pour Nice. Oncle Jacques et mon ami d’échange Dominique sont venus me chercher à l’aéroport. Je n’avais encore jamais vu de palmiers ni respiré un tel air subtropical, un autre monde. Nous avons ensuite pris un « canard » pour nous rendre à St Martin de Peille par la moyenne et la grande corniche. De loin, on voyait déjà la chapelle moderne (Figures 2, 3, 4). Elle ressemblait à une station de téléphérique. C’est ici qu’il habitait et travaillait. Au-dessus du portail, une grande sculpture devant une fresque. Le soleil brillait dans le ciel bleu, les grillons sifflaient et un parfum flottait dans l’air. J’étais transporté.

Figure 2: La chapelle á St. Martin de Peille

Figure 3: La chapelle á St. Martin de Peille d’est

La vie simple à St. Martin de Peille

Je crois que c’est à ce moment-là que le « plat du jour » m’a été offert pour la première fois : Tout ce qui restait des derniers repas était mis dans une poêle qui, avec beaucoup d’autres, formait une œuvre d’art pratique (Figure 5).

Fig.5 Les caseroles

Un peu d’huile d’olive, des pommes de terre ou du riz, de l’ail, un peu de jambon ou de saucisse, peut-être aussi du fromage. Sans oublier les tomates et par-dessus un œuf, le tout bien assaisonné, et voilà. C’est délicieux. Au petit déjeuner, on se grillait une tranche de pain blanc sur une sorte de passoire posée sur une flamme du four à gaz. Si on la descendait assez vite avant qu’elle ne brûle, on pouvait la tartiner de confiture. Jacques aimait boire du Nesquik avec. On pouvait aussi préparer son café comme un Nescafé ou un Bialetti. Le café moulu était ensuite collecté pour la culture de plants de cyprès qui, lorsqu’ils étaient suffisamment grands, étaient mis en terre sur le terrain de la Bonnelle. Les boîtes de Nesquik étaient d’ailleurs importantes pour la cueillette des herbes. Les « herbes de Provence » qu’il cueillait lui-même – beaucoup poussaient sur le terrain de la chapelle – lui servaient à faire une infusion. Elle sentait bon, avait bon goût après une certaine accoutumance et était diurétique. Nous y reviendrons plus tard. Au fur et à mesure de son immobilisation, il ne mangeait plus de ce pain rond qui devait toujours être acheté frais chez le boulanger et qui durcissait très vite. Il mangeait des biscottes. Les cartons d’emballage sont également devenus de nombreux tableaux de même format. Ce n’est que maintenant que j’arrive à les accrocher, avec des fils sur une baguette, quatre transversalement, huit verticalement.

Fig. 6 Le plan du appartement

L’appartement

De mémoire, j’ai dessiné le plan pour mieux m’orienter (Fig. 6 illustration du plan). Dans la cuisine, j’ai vu pour la première fois la « cocotte minute », la marmite à vapeur, dont nous n’avons jamais voulu nous passer par la suite. Mon attitude vis-à-vis de l’hygiène s’est avérée exagérée. Les assiettes et les casseroles n’étaient pas forcément lavées, elles étaient juste essuyées, dans la mesure du possible, avec du papier journal. Il y avait une raison à cela. La plupart des maisons de Saint-Martin-de-Peille, et il n’y en avait pas tant que ça là-haut en 1967, n’étaient pas raccordées au tout-à-l’égout. C’est pourquoi on utilisait pour les eaux usées une « fosse septique », un double réservoir dans lequel les eaux usées s’écoulaient d’abord dans un premier réservoir hermétiquement fermé contenant des bactéries anaérobies, avant d’être confrontées aux bactéries aérobies dans le deuxième réservoir. Ensuite, le liquide aqueux un peu trouble, mais pas malodorant, pouvait être relâché dans la nature. Il confirmait toujours l’utilisation de produits de rinçage et de nettoyage par la phrase : « ne tue pas mes microbes ». A-t-il déjà vu une « fosse septique » se retourner ? 

Dans la cuisine, il conservait la porcelaine et les couverts sur une étagère ouverte, de sorte que tout était légèrement terni. Il s’agit plus d’un « défaut esthétique » que d’un véritable problème d’hygiène. Néanmoins, à notre arrivée, nous avons commencé par laver les assiettes, les tasses et les verres que nous allions utiliser pendant notre séjour.

Jacques avait deux réfrigérateurs L’un servait à la réfrigération, l’autre à la cuisine. Ou l’activait lorsqu’il y avait beaucoup de visiteurs. Donc nettement plus de personnes que notre petite famille. Des casseroles et des poêles étaient accrochées au mur et ressemblaient à un collage (Fig. 5 Les casseroles et des poêles). A l’intérieur, un miroir entouré de fil de fer pour le rasage quotidien. A côté, un petit chauffe-eau. En dessous, l’évier qu’il utilisait également pour sa toilette matinale. La cuisinière à côté, tout comme le chauffe-eau, fonctionnait au gaz. Et il avait une bouteille de gaz en réserve sous l’évier.

Les repas du soir étaient toujours pris en commun. On avait beaucoup de temps. Après le « plat du jour », il y avait toujours des fruits ou du fromage. Il buvait toujours un peu de vin rouge de pays avec beaucoup d’eau. Souvent, il y avait du thé, un thé très spécial. 

C’est le vieux « Curé de Peille » qui lui a donné l’idée. Le curé parcourait les montagnes locales et cueillait des herbes médicinales pour en faire des thés très particuliers. Il avait gagné tellement d’argent avec ses thés qu’il avait pu construire la chapelle sous laquelle Jacques avait son appartement et son atelier. Jacques racontait que Churchill comptait également parmi les clients du « Curé ».

Ce magicien du thé a inspiré Jacques à faire sécher les herbes les plus diverses (romarin, thym et des herbes que nous ne pouvions pas connaître) et à les faire infuser dans de l’eau chaude. Il conservait tout un arsenal de ces herbes dans des boîtes jaunes « Nesquik » qu’il avait rangées dans des caisses dans la « salle à manger ». Une cuillère de miel accompagnait les « petites sannes ». Je ne peux plus dire quel mélange était particulièrement diurétique. Le sommeil, je pense, était encore plus profond que d’habitude, là-haut, dans le silence, si ce n’était pas le mélange diurétique.

Fig. 7 La Salle à Manger

J’ai déjà décrit la cuisine. La « salle à manger », à laquelle on accédait directement depuis la rue, était également impressionnante, notamment par la taille de la table, qui pouvait accueillir cinq personnes sur les côtés et deux en tête (Fig. 7 Salle à manger). Il avait sans doute conservé des carreaux de sol carrés rouges, de sorte qu’il avait pu construire une table aussi confortable pour les grandes tablées. Il n’y avait pas de place libre sur les murs. Partout, il y avait des tableaux que Jacques avait sans doute échangés avec d’autres peintres contre les siens. Mais aussi des siens propres. Je me souviens d’une représentation du Christ avec un morceau de pain dans la main, comme un extrait d’une représentation de la Cène. Entre les tableaux, il avait des objets trouvés dans la mer, qu’il avait généralement lui-même trouvés lors de trocs, des coraux, des étoiles de mer, des poids de filets de pêche, etc. Ces objets étaient parfois placés de manière à masquer les défauts de couleur du mur. Il n’a pas repeint les formes des défauts de peinture sur les plafonds, qui étaient dus à des fuites. Elles lui ont inspiré de nouvelles œuvres d’art, non seulement dans la « salle à manger » mais aussi dans toutes les chambres. Les fuites étaient un problème. Je pense que la construction de la chapelle n’a pas été achevée, ou pas assez précisément. Il s’agit en effet d’une construction audacieuse et impressionnante. Pour la terminer, le curé de Peille n’avait sans doute pas réussi à réunir assez d’argent. 

Au fil des années, Jacques a couvert un grand espace au-dessus de l’appartement, se créant ainsi encore plus de place pour ses sculptures et pour le matériel qui pourrait éventuellement être utilisé dans des œuvres d’art.

Son bureau était petit et encombré de classeurs et de livres. Au cours des premières années, il l’utilisait essentiellement pour l’administration, la lecture et les appels téléphoniques. Vers la fin de sa vie, il y a également déplacé son lit et y a passé du temps, surtout pendant la saison froide, car cette petite pièce était relativement facile à réchauffer grâce à son petit chauffage à convection à huile. Il pouvait y faire très froid. Une fois, alors que nous ne pouvions lui rendre visite qu’à Pâques, il faisait si froid qu’on pouvait voir le souffle devant la bouche dans l’appartement.

Fig. 8 Le salon et ma femme Gabi

Quand il faisait plus frais, il accrochait également une grande couverture grossièrement tricotée et décorée d’ornements qu’il avait lui-même conçus devant la grande porte vitrée du salon. Le salon (Fig. 8. Le salon) m’a fortement impressionné, car il y avait réutilisé de vieux sièges de voiture. Comme il savait souder, il a soudé quelques pieds sous de vieux sièges de voiture et les fauteuils étaient prêts. Une petite table basse a été créée grâce à un support en verre sur lequel a été posée la vitre arrière d’une vieille Citroën. De même, une petite table de lecture avec une lampe intégrée a été créée. Un morceau de plastique translucide était plié autour de l’ampoule électrique et produisait une lumière agréable le soir. Deux sièges de la taille d’un lit pouvaient également remplir leur double fonction. Un gramophone n’était que rarement utilisé. On discutait la plupart du temps – si nos modestes connaissances en français le permettaient – et la musique de Bach ou de Sidney Bechet avait tendance à nous distraire. Dans un panier en fil de lait, on trouvait au moins une bouteille de pastis, qui était plutôt destinée aux invités qu’à lui. Dans le salon également, tous les murs étaient recouverts de tableaux, pour ne pas dire recouverts. Un mobile donnait du mouvement à la lumière du plafonnier. Ici aussi, le dégât des eaux avait inspiré la décoration du plafond. Dans un coin se trouvaient quelques chaises empilées qui servaient également lors des célébrations de messes. En effet, il faisait parfois si froid dans la chapelle que la célébration de la messe était déplacée dans le salon, un peu moins froid.

Fig. 9 Jardin d’hiver et Jacques Riousse

Au fil des années, les fenêtres et les portes ne fermaient pas mieux, c’est pourquoi l’aménagement d’un jardin d’hiver devant la grande porte vitrée du salon était également une bonne idée pour des raisons thermiques (Fig 9 Jardin d’hiver). Il avait également fabriqué lui-même les parois vitrées du jardin d’hiver et les avait embellies de différents ornements. C’est là qu’il s’asseyait souvent pour lire son journal. C’est là aussi que nous avons mené les interviews enregistrées en vidéo, qui sont également reproduites sur le site Internet que nous avons créé pour lui.

Fig 10 Culture des cyprès

A droite de la porte, il avait sa noria de cyprès dont il faisait germer les graines dans un bac en polystyrène. Il isolait les petits plants pour les faire pousser en plusieurs étapes dans des bouteilles en plastique coupées en deux de manière à ce qu’ils grandissent (Fig 10 Culture de cyprès). Une fois qu’ils avaient atteint une taille raisonnable, il les plantait sur le terrain de la « Bonnelle », sur lequel je reviendrai plus tard. Il a ainsi planté une infinité d’arbres dans un paysage aride. J’ai suivi les changements depuis plus de vingt ans. Le jardin d’hiver était idéal pour la culture.

Fig. 11 Chambre à choucher et ma femme Gabi

Du salon, on accédait à un couloir sombre d’où partaient, à gauche, deux chambres à coucher de peut-être sept mètres carrés. C’est dans la première que nous logions le plus souvent (Fig 11 chambre à coucher). En plus de l’étroit lit double, on y trouvait aussi un lit pliant pour notre plus jeune, Philipp. Un petit secrétaire n’agrandissait pas la chambre. Nous avons aussi appris à respecter une hygiène corporelle convenable près du petit évier avec de l’eau froide courante. Lorsque l’on ressentait le besoin de prendre une douche, on faisait couler un peu d’eau chauffée dans un chauffe-eau à gaz dans une cuvette et on utilisait un espace séparé au fond de l’atelier. Cet espace pouvait également servir de cuisine de secours. On y posait donc une bassine dans l’évier et on se faisait une toilette complète. Cela fonctionnait pour nous, les adultes, mais nos enfants s’y étaient aussi rapidement habitués (Fig 12 Salle de bains).

Fig 12 Salle de bain avec Philipp

Dans la deuxième chambre, Jacques avait dormi au début, jusqu’à ce qu’il ouvre son lit dans son bureau. Parallèlement à la chambre à coucher s’ouvrait un espace sans porte, séparé par un rideau en plastique. C’est là qu’il entreposait les matériaux les plus divers. Des lits pouvaient également y être ouverts pour nos deux filles, Julia et Caroline. Je ne sais plus si cette pièce comportait un autre espace séparé pour le matériel, avec une fenêtre donnant sur l’atelier.

En face de cette zone, on trouvait une porte qui donnait sur une pièce fantomatique. Je me souviens que dans cette partie au sol plat se trouvait un grand lit, recouvert, comme tous les lits, d’une multitude de matelas et de couvertures. Il devait accueillir beaucoup de visiteurs en même temps dans les premières années. Une partie de la pièce montrait la roche montante, le sous-sol de la chapelle, qui était construite sur une pente. Les objets les plus divers conféraient à cette pièce son caractère particulier. Jacques a sans doute toujours pensé : « Qui sait à quoi cela pourrait me servir encore une fois, pour en faire une œuvre d’art ». Et il a d’ailleurs utilisé beaucoup de choses.

Fig. 13 L’atelier ver sud ouest avec l’ atrium superposé . On voit une mobile au milieu l’atrium

On accédait maintenant à l’atelier (Fig 13 Atelier). Les architectes avaient prévu cet espace ouvert avec une sorte d’atrium. Mais Jacques avait besoin d’un grand espace pour travailler. Il a donc délimité cet atrium avec des fenêtres. Il a fermé la découpe du toit en réalisant une structure vitrée sur les côtés et recouverte de plaques de ciment ondulées.

Fig 14 L’atelier ver sud est avec ma femme et mes fille

Il a ensuite prolongé cette structure jusqu’au mur extérieur de la chapelle. Il y avait transporté un fauteuil confortable, créant ainsi une sorte de siège surélevé d’où l’on pouvait d’une part voir l’atelier et d’autre part avoir une vue panoramique sur la nature et observer les plus beaux couchers de soleil. Derrière le fauteuil, il avait installé une étagère où il rassemblait ses magazines comme « Paris Match » et un périodique chrétien. Lorsque le magazine GEO a été disponible en français, nous lui avons commandé l’abonnement, car lorsqu’il nous rendait visite, il lisait toujours avec un succès considérable l’édition allemande avec le dictionnaire sur les genoux. Jusqu’à un âge avancé, il y a passé de nombreuses heures, si nécessaire avec plusieurs couches de pulls et de bonnets tricotés. Il ne faut pas oublier de mentionner que cette zone n’était accessible depuis l’atelier qu’avec une échelle en acier. Aucun problème pour lui, même à près de 80 ans. De son perchoir, on accédait également à un autre espace de stockage pour les sculptures et le matériel, qu’il avait installé au-dessus de son habitation pour éviter les infiltrations d’eau, comme nous l’avons déjà mentionné au début de ce chapitre (Fig 15 L’espace de stockage).

Fig. 15 L’espacé de stockage et Jacques Riousse

L’atelier était à la fois un atelier et une exposition. Au centre se trouvait une table en acier sans plateau qu’il utilisait pour la soudure électrique. Ici, il avait toujours une connexion cathodique sûre. Dans les premières années, il soudait aussi à l’acétylène. Avec le temps, les bouteilles de gaz nécessaires étaient certainement trop lourdes à transporter. En direction du lavabo/WC, il avait aménagé un établi sur lequel se trouvaient une grande perceuse et une lourde flex. Comme nous passions souvent l’été chez lui et qu’il ne nous demandait pas d’argent, nous avions pris l’habitude d’apporter des outils électriques et d’autres objets utiles. Avec une petite flex et une perceuse à main, beaucoup de choses étaient plus faciles à réaliser. Presque sous toutes les fenêtres se trouvaient des armoires avec de nombreux tiroirs, comme on en voit dans les pharmacies. Outre la possibilité de ranger des vis, des écrous, des équerres, etc., on pourrait aussi y exposer de petites sculptures, des vitraux ou des trouvailles arrangées. Selon le moment de la journée et le temps, les ombres et les reflets de couleur contribuaient à l’œuvre d’art globale. 

En levant les yeux vers la structure de l’atrium, on pouvait voir un mobile composé de cintres qui provenaient probablement de valises d’outre-mer (Fig. 13 L’atelier avec atrium superposé). C’est également là que se trouvaient les haut-parleurs de la chaîne stéréo, qui ne diffusait en principe qu’une seule station : « France culture ». Je garde le souvenir que dans les discussions des têtes pensantes, personne ne laissait l’autre s’exprimer. Du bon jazz en alternance avec de la musique classique l’accompagnaient du matin au soir. Lorsque la chaîne stéréo ne fonctionnait plus, nous lui avons apporté un « ghetto-bluster » qui lui permettait de ne pas renoncer à France culture, même dans son bureau.

A côté de l’établi, en passant devant les toilettes, on arrivait dans la cage d’escalier. D’ailleurs, il y avait aussi une possibilité de douche dans les toilettes, mais je n’ai essayé de la faire fonctionner qu’une seule fois. Il fallait changer les tuyaux et lorsque tout était étanche, l’eau coulait effectivement. Lorsqu’un scorpion s’est glissé dans le bac à douche, plus aucun membre de la famille ne s’est intéressé à ce type de nettoyage corporel. 

Le plus intéressant dans la cage d’escalier avec des marches sur du béton brut était deux attaques en porcelaine reliées par des câbles métalliques à deux cloches. Le dimanche, elles étaient actionnées brièvement quinze et cinq minutes avant la messe, ce qui n’augmentait pas non plus le nombre de personnes assistant à la messe. A la hauteur de la chapelle se trouvait une petite sacristie de peut-être cinq mètres carrés, un petit local dans le clocher. Les chasubles étaient suspendues à une corde tendue en travers, et en face se trouvait une armoire sculptée, ressemblant à un vieux buffet, pour ranger les ustensiles de messe, qui avait sans doute été placée auparavant dans une autre chapelle dans le même but. L’un des objets les plus importants était un gramophone avec haut-parleur, qui transformait acoustiquement la chapelle en cathédrale au début de la messe et ensuite avec la Toccata et Fugue BWV 565.

Fig. 16 Salle de la chapelle

La salle de la chapelle avait une si bonne acoustique que nos enfants y jouaient plus souvent de la flûte. Même si l’on ne comprenait pas les textes de la liturgie de la messe dominicale – je dois avouer que c’était plus souvent le cas – on ne s’ennuyait pas, car il y avait là aussi beaucoup à voir (Fig. 16 Salle de la chapelle). Le plateau de l’autel était posé sur un morceau de souche d’arbre bizarre. A droite et à gauche de l’autel, qui avait été avancé par le clocher, deux grandes fenêtres s’ouvraient sur la nature. Dehors, devant ces fenêtres, Jacques avait positionné des sculptures métalliques relativement grandes. A l’intérieur se trouvaient deux sculptures de saints en bois de la taille d’un homme, probablement issues elles aussi de la chapelle dont nous venons de parler, et donc pas de sa création. Ces sculptures avaient une multitude d’habitants en forme de vers qui mangeaient le bois des sculptures. Nous avons donc placé les sculptures dans un sac poubelle et les avons enduites de produit de protection du bois, puis nous en avons mis un deuxième par-dessus et avons entouré le tout de ruban adhésif « à la manière des Christos ». Mais les deux Christos n’étaient pas encore connus à ce moment-là. Plus d’un visiteur de la chapelle a dû être fortement surpris. Peut-être que les Christos étaient parmi eux et qu’ils s’en sont inspirés.

Fig. 17 Messe dans le salon

S’il faisait trop froid en hiver, l’oncle Jacques lisait parfois la messe dans le salon (Fig. 17 messe dans le salon).

A une hauteur de deux mètres et demi, les architectes avaient placé une bande lumineuse en plastique de différentes couleurs dans les murs latéraux. Le palier devant, une sorte de rebord de fenêtre, donnait une scène à vingt ou trente sculptures fabriquées par Jacques. A la hauteur de la dernière rangée de bancs, on pouvait accéder à une galerie. L’accès en était interdit par une porte composée, je crois, de dix caissons sculptés de provenance inconnue. Jacques conservait là-haut de très nombreuses sculptures. 

C’était presque devenu un rituel : à la fin de notre visite, ma famille montait dans la galerie et chacun d’entre nous pouvait choisir quelque chose pour l’exposer chez lui. Nos enfants ont également fait de bons choix très tôt.

La galerie était séparée de la salle de la chapelle par un écran en rotin et décorée d’une croix. Dans l’entrée de la chapelle, il y avait d’un côté une table avec des livres de prière et des revues d’église, et de l’autre côté, je crois me souvenir d’une sculpture faite à partir d’une racine d’olivier avec des éléments en métal. 

La sortie à double porte donne sur un parvis gravillonné, protégé par l’imposant toit qui, comme je l’ai dit, donnait à la chapelle des airs de gare de téléphérique. Dominique, le neveu de l’oncle Jacques et mon ami d’échange, et moi-même nous allongions parfois la nuit dans la large gouttière pour observer les nombreuses étoiles filantes des Perséides.

Fig. 18 La Bonnelle

Après avoir emménagé dans les locaux sous la chapelle, Jacques n’était pas sûr de pouvoir y rester longtemps. C’est pourquoi il a acheté un terrain avec les ruines d’une petite maison à quelques kilomètres de là, en direction de « La Gorra ». Celle-ci se trouvait sur le « Chemin de la Bonnella ». Il y construisit donc la « Bonnelle » (Fig. 18 la Bonnelle). La petite maison en pierre constituait le noyau de la « Bonnelle ». Il a agrandi l’espace devant et autour de cette maisonnette pour en faire un lieu d’habitation. Pour ce faire, il a construit un petit mur d’environ 40 cm de haut à une distance de cinq mètres des murs de la maisonnette, dans lequel il a fixé des poutres en T verticales. Il a formé le toit avec des poutres en bois. Entre les poutres, des profilés en T ont été soudés pour recevoir des vitres. Lors de ma première visite en 1967, j’ai pu aider à encastrer les vitres de la partie supérieure de la « Bonnelle », qui a été construite en premier. Le sol a été cimenté et recouvert de carreaux rouges, très répandus. La partie inférieure de la « Bonnelles » a été construite entre 1968 et 1972. Ici aussi, l’aménagement intérieur était bien sûr impressionnant. Directement à l’entrée, à droite, se trouvait un petit espace avec des meubles qu’il avait soudés, comme à son habitude, à partir de vieux sièges de voiture. À gauche, on déposait la vaisselle usagée dans une pierre de lavage alimentée en eau par un petit chauffe-eau à gaz. Au centre de la pièce, on pouvait prendre ses repas sur une table carrelée de taille similaire. Elle ressemblait à la table de la « salle à manger » de son appartement. Derrière, un espace séparé par des draps abritait les lits des invités. D’autres lits se trouvaient dans la petite maison où étaient également installés les toilettes et la « douche ». La cheminée qu’il avait construite à partir du capot d’une vieille grosse Citroën était impressionnante. Une fois allumées, des pommes de terre entourées de papier aluminium étaient enfoncées dans les braises. Par-dessus, il plaçait par exemple un poulet, fixé dans une sorte de grille pour le retourner. Jacques avait farci le poulet de romarin et de thym fraîchement cueillis devant la Bonnelle. Je devais reconnaître qu’il fallait s’y habituer, mais c’était délicieux. 

L’approvisionnement en eau était assuré, comme dans la chapelle, par un filet d’eau qui coulait en permanence d’un tuyau qu’il avait posé et qui était recueilli dans un bassin fermé. Un approvisionnement en eau sécurisé n’a été mis en place que vers la fin des années. D’où l’importance du passage quotidien aux réservoirs, qui était presque toujours salué par le message « l’eau coule ».

Le déroulement de la journée

Jacques se levait toujours avant nous, je ne peux donc pas dire grand-chose sur sa routine matinale. Lorsque nous nous retrouvions ensemble, il était lavé, frais et parfumé, malgré la simplicité des circonstances. En raison de l’eau courante et de la présence d’un chauffe-eau, il faisait sa toilette matinale dans la cuisine. Il était toujours bien rasé (mouillé). Il portait les cheveux très courts, coupés par ses soins à l’aide d’une tondeuse électrique. Avec l’âge, il portait un bonnet tricoté qu’il ne quittait plus de la journée pour des raisons de température. 

On pouvait toujours entendre qu’il travaillait à l’atelier, car, comme je l’ai déjà dit, il adorait la chaîne « France culture ». Les discussions qui s’y déroulaient, où tout le monde se coupait la parole, étaient impressionnantes. Seuls le disque à tronçonner (flex), la perceuse ou le soudage interrompaient sa perception de l’émission. En principe, il travaillait toute la journée, jusqu’à ce qu’il se retire le soir sur son « perchoir » en été et dans son bureau/chambre à coucher en hiver. Il travaillait tant qu’il faisait jour. Si ce n’était pas dans son atelier, c’était dehors. Il y avait toujours quelque chose à faire sur le terrain (Fig. 19 JR en train de planter.)

Fig. 19 Jacques Riousse en train de planter avec Philipp

Lorsque nous étions sur place, il ne nous gâtait qu’avec le repas d’arrivée, après quoi il laissait la cuisine à ma chère Gabi. C’est elle qui s’occupait du repas chaud du soir et de notre alimentation en général. Contrairement à nous, il diluait toujours le vin du repas avec beaucoup d’eau. 

Nous faisions nos courses au supermarché « Auchun » à « Trinité », juste avant Nice. Ou encore à « La Turbie ». Lui-même avait d’autres sources d’approvisionnement très avantageuses, dans lesquelles il se procurait des aliments juste avant la date de péremption.

Lorsque nous étions sur place, nous aidions aussi à planter ses cyprès pour les zones autour de la chapelle et de la Bonnelle. S’il faisait chaud, il fallait toujours les arroser les premières années.

Les premières années, nous avons fait beaucoup de randonnées, Peille, Cole de la Madonne, St. Agnes, Mont Agel etc. nous avons rendu visite à des amis (Père Luc) ou à des connaissances dans l’Alpe maritime, sur la côte ou à Nice (Alain Coussement), je ne me souviens pas de beaucoup de noms. Nous étions aussi souvent au bord de la mer à Cap d’Aille, dans une mini-baie et aussi à la « Pointe des Douaniers », qui demandait un peu plus d’exigence au décollage et à l’atterrissage (Fig. 20 Plongée).

Fig. 20 Preparation de la plongée

Jacques était un bon nageur. Plonger avec des lunettes et un tuba était une passion. Même les hautes vagues ne le dérangeaient pas (Fig. 21 JR dans les vagues). Dans son appartement, on pouvait trouver beaucoup de matériaux qu’il avait récupérés dans la mer: des poids de plomb de lignes de pêche, des coraux, des étoiles de mer et bien d’autres choses encore. Tout était utilisé dans ses œuvres.

Fig. 21 Jacques Riousse dans les vagues á Cap d´Ail

Oncle Jaques et notre petite famille

En 1971, Gabi et moi nous sommes mariés et c’est ainsi qu’en 1972, alors que nous n’avions pas encore d’enfants, nous avons pu nous rendre pour la première fois ensemble à St Martin de Peille dans notre vieille Opel grinçante. Il n’y avait pas encore d’autoroute et nous sommes donc passés par le col de Cuneo pour rejoindre la Côte d’Azur. Nous sommes donc arrivés épuisés, et en plus sa maison était pleine de visiteurs. Nous avons d’abord été installés dans l’inquiétant local à matériel pour dormir. Le lendemain, sa maison était vide et toute son attention était pour nous, peut-être un peu plus pour Gabi que pour moi. Il s’est réjoui de son « pull Vasarely » (Fig. 22) et il a également mentionné une ou deux fois la Vénus de Botticelli. Il est possible que sans ma Gabi, j’aurais eu plus de mal avec lui. 

Fig. 22 Gabi au port de Monaco et le pull « Vasarelli »

Dès que notre Julia (1974) a été en mesure de voyager, nous sommes retournés voir l’oncle Jacques. Il a également eu la gentillesse de la baptiser (Fig. 23 Baptême).

Fig. 23 Baptême de Julia 1976 à St. Martin de Peille

Les années suivantes, Caroline (1977) et Philipp (1979) nous ont rejoints. Aujourd’hui encore, ils parlent de jeux dans la « nature sauvage », le terrain d’aventure autour de la chapelle (Fig. 24 « nature sauvage »). Nos enfants ont toujours beaucoup dessiné, ils avaient toujours des crayons à papier. Ils étaient très contents de voir leurs dessins sous le plateau de verre lors de notre prochaine visite. Nous avions le sentiment qu’Oncle Jacques était pour eux une sorte de « grand-père » particulier et que lui aussi avait ainsi un peu l’impression d’avoir des petits-enfants. Les conversations entre eux étaient déjà impressionnantes : les enfants parlaient allemand et Jacques répondait en français. Et on avait l’impression qu’ils se comprenaient bien.

Fig. 24 « nature sauvage » en face de la chapelle

L’impression de son art sur moi

Un bref événement montre comment Jacques Riousse vivait dans l’art. Lors d’un de ces tours, ou plutôt promenades, que je viens d’évoquer et où nos enfants nous accompagnaient, ses yeux étaient toujours ouverts sur le matériel qui pouvait être transformé en sculpture. J’ai déjà mentionné que Jacques n’utilisait pas de métal neuf pour ses sculptures. Il devait déjà avoir eu une « vie » auparavant. Une vie qui pouvait aussi avoir apporté la mort à d’autres, comme de nombreux obus explosés avec lesquels on bombardait par exemple la forteresse du « Mont Agel », à l’est de St. Martin de Peille (Fig. 25 Berger en obus). 

Fig. 25 Berger en obus

Vers la fin de la guerre, quelques Allemands s’y étaient encore barricadés et ont été bombardés par des navires de guerre américains. Lors de la promenade mentionnée, nous n’avons pas trouvé de munitions mais une vieille poêle rouillée. Nous avons regardé l’oncle Jacques d’un air interrogateur lorsqu’il l’a emportée. Il nous a donné la réponse dans l’atelier, avec ses mains. Il a plié l’anse au milieu de la poêle rouillée et a créé un « corps ». Il a ensuite serré un côté de la poêle dans un étau et a plié d’abord un côté, puis l’autre, pour former un « manteau ». Au point de pliage, il a soudé une roue dentée qu’il a trouvée dans son stock de matériaux d' »inspiration », et la sculpture avait déjà une tête. Une plaque métallique a été soudée à l’anse qui dépassait le bord de la casserole et le « manteau » reposait sur un pied sûr.

Fig. 26 La Périnatologie dans la clinique obstétrique etgynécologique de « Klinikum Fulda »

Comme je faisais des recherches sur les causes et le traitement de la menace d’accouchement prématuré pendant ma période clinique et scientifique, je lui ai demandé un jour s’il pouvait résumer la périnatalité en une sculpture. Pendant deux ans certainement, je n’ai rien entendu. La troisième année, il avait créé une femme allongée, qui s’appuie mollement sur ses bras en arrière. Sur son ventre, un anneau stylise l’utérus d’où sortent les bras et les jambes d’un bébé (Fig. 26 La Périnatologie). Il a déclaré à ce sujet que la périnatologie actuelle, avec des procédés modernes comme l’échographie, permettait de résoudre la situation de boîte noire de la grossesse et que les thérapies actuelles étaient si efficaces que l’enfant avait toutes les raisons de se réjouir et que la mère pouvait profiter de sa grossesse en toute décontraction. La sculpture a été exposée pendant plus de vingt ans dans la clinique gynécologique de Klinikum Fulda, jusqu’à ce que mon successeur ne trouve plus de place pour la sculpture après le déménagement de la clinique dans un nouveau bâtiment.

En regardant ses sculptures, on découvre toujours qu’en regardant un objet, une structure, ses pensées créaient quelque chose de nouveau. Ce n’était pas seulement le cas pour les sculptures, mais aussi pour les taches d’eau qui apparaissaient au plafond et sur les murs à cause d’un toit non étanche et auxquelles il donnait une existence voulue avec un pinceau et de la peinture.

En de nombreux endroits de l’atelier et de l’appartement, des mobiles se déplaçaient dans un environnement rarement exempt de courants d’air. Des disques avaient été sciés quelque part dans des plaques de plastique pour fabriquer des boutons. Les déchets étaient idéaux pour y accrocher d’autres disques ou du matériel récupéré lors de ses plongées. J’ai déjà parlé du grand mobile de cintres dans la structure de l’atelier. En raison du poids des cintres, ceux-ci ne se déplaçaient que lentement, presque majestueusement.

Je ne l’ai jamais vu peindre. La plupart des tableaux ont également été réalisés à une époque où nous ne nous connaissions pas encore. Les tableaux montraient parfois du concret, parfois de l’abstrait et parfois seulement des motifs. Toujours bien proportionnés, souvent avec de nombreux détails qui incitaient à l’interprétation. Lorsqu’on lui a demandé ce que cela voulait dire, il a répondu, comme pour les sculptures, qu’il n’était pas bon que l’artiste donne un nom à un objet. Donner un nom à un objet gênerait le spectateur dans sa perception. « C’est le spectateur qui crée ». Ainsi, le spectateur participe à la création de la sculpture, car ce qu’il voit naît dans son esprit, et cela peut être tout autre chose que ce que l’artiste a vu.

Fig. 27 La Famille

Il ne faut pas oublier que Jacques Riousse n’avait guère de moyens financiers. De même, il n’y avait guère de toiles abordables après la guerre. Les premières années, il utilisait donc de la toile de jute grossière. Les couleurs étaient également de mauvaise qualité. Elles ne durcissaient pas correctement ou libéraient continuellement de l’huile, ce qui était clairement visible sur l’un de nos murs. Lors d’un nouvel accrochage, nous protégeons le mur avec du film alimentaire. Je ne me suis jamais lassé de certains de ses tableaux, comme le dernier cité. Elle représentait une famille nucléaire avec une mère, un père et un enfant (Fig.27 La famille). Les trois personnes se fondent en un tout. Ce tableau était également accroché dans la chambre où j’ai été hébergé lors de ma première visite à Saint-Martin-de-Peille, si bien que je l’avais toujours devant les yeux lorsque je m’endormais. 

Le thème de la famille ne m’a jamais quitté et a même conduit plus tard à la création de la Fondation allemande de la famille et de son école familiale. https://familienschule-fulda.de

Son influence sur moi

L’environnement

Je me permets ici d’en dire un peu plus sur moi, car je pense qu’on peut aussi déduire beaucoup de choses sur Jacques Riousse à partir de ce récit. J’ai déjà raconté comment je me sentais lorsqu’en 1967, à l’âge de 18 ans, j’ai quitté l’Allemagne, où il faisait généralement froid, et que je suis arrivé à Nice pour m’immerger dans l’air chaud et humide. Je m’étonnais de presque tout. L’oncle de Dominique était habillé très simplement, il roulait dans une voiture (2CV) dont on s’étonnait qu’elle roule. Sur le repas de midi, qui ne se composait pas comme souvent chez nous de pommes de terre, de saucisses et de sauce, mais qui pouvait aussi être un « pain bagnat ». Ou alors, le dimanche, lors d’une invitation à la « Ferme » de La Gorra, cela pouvait durer plusieurs heures. Beaucoup de plats différents dans la grande cuisine de « Tantine » qui, du haut de ses 80 ans, pouvait réciter par cœur toutes les fables de La Fontaine. C’était le plein été. Les fenêtres et les portes étaient toujours ouvertes. Il a fallu que je m’habitue aux nombreuses mouches, aux chiens et aux chats qui se promenaient dans la cuisine. C’était délicieux, mais pour mon système gastro-intestinal pas si endurci, c’était déjà une épreuve de plusieurs jours.

Jacques recevait plus souvent la visite d’un M. Poussin. Un professeur de Paris qui avait un petit appartement à Peille. Ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son Spider de MG, dans lequel j’ai pu l’accompagner une fois à Cannes. Quelle expérience pour le jeune homme de dix-huit ans que j’étais. Par beau temps, dans la décapotable, le bras et la tête nonchalamment posés – trop longtemps sans doute – par la fenêtre, j’avais tellement mal aux oreilles le soir que j’ai épuisé la réserve d’aspirine de Jacques. Mais je pense encore aujourd’hui à ce voyage fantastique. Ainsi, non seulement Jacques, avec sa pensée et sa manière de vivre, avec ses amis et ses connaissances, m’a ouvert des moments que je n’avais jamais vécus dans mon entourage de l’époque, mais il m’a aussi permis de découvrir de nouveaux horizons. Et je suis fermement convaincu que ces expériences m’ont marqué, m’ont fait aimer la France, les « Alpes maritimes » et la Côte d’Azur. 

Que l’on puisse garnir une tarte d’oignons et d’olives était pour moi inconcevable. J’ai pu savourer cette « tarte d’oignon » lors d’une fête dans un village de l’arrière-pays dont je ne me souviens pas du nom. Je me souviens d’une fête avec danse au son d’une fanfare à Peille et d’un bon repas – je crois que c’était une fête du 14 juillet. Je n’avais pas vraiment d’yeux pour les gentilles Françaises, car j’étais déjà amoureux de ma Gabi. Le retour à Saint-Martin-de-Peille s’est fait de nuit, à travers champs. Dominique connaissait le chemin et pour la première fois, j’ai vu des quantités de lucioles. 

Quelques artistes avaient aussi leur atelier à Peille, je me souviens vaguement de celui de Grothe-Mahé. Jacques avait accroché quelques-unes de ses toiles dans son appartement.

Fig. 28 L´ Univers

Sa pensée

Je ne peux pas rendre compte suffisamment de sa pensée, que je comprenais mieux avec l’âge et les discussions avec beaucoup de ses répétitions. Il serait trop difficile pour moi de décrire tout cela avec la précision nécessaire. Je pense qu’il était panthéiste. Non seulement l’infinité de l’univers revenait sans cesse dans ses sermons, mais elle transparaissait aussi dans certains tableaux et collages. Ainsi dans un tableau qu’il nous a offert (Fig.28 L´ Univers). Et il vénérait Blaise Pascal. Un livret contenant ses « Pencées » était toujours à sa portée. 

J’espère que sa nièce Anne Hajjar-Riousse et Mme Anne Zali, qui admirait l’œuvre d’art totale de Jacques Riousse, apporteront leur contribution à la présentation de sa pensée. Si j’en ai encore la possibilité, je veux également insérer sur son site Internet les interviews que j’ai réalisées avec lui.

Quelle influence a-t-il eue sur moi à travers son autre monde ? Je pense qu’il a assoupli chez moi une certaine étroitesse d’esprit, qui était certainement en partie acquise. Il m’a certainement rendu plus tolérant, et pas seulement dans les domaines de la nourriture et du sommeil. Il a renforcé mon courage d’essayer quelque chose, pas seulement sur le plan manuel, même avec la possibilité d’échouer. Il a eu une influence extrêmement positive sur mon sens de l’esthétique, sur mon sens des proportions. Il a probablement eu une influence dans de nombreux domaines que je n’avais même pas remarqués.

Jacques Riousse et les Allemands

Lors de ma première visite, je n’ai pas appris grand-chose sur sa relation avec les Allemands, ce qui était dû en grande partie à mes connaissances limitées du français. Je l’ai ressenti plus clairement par la suite, mais certainement de manière atténuée, car lors de ma deuxième visite, je suis arrivé à St Martin avec mon Gabi. Et Gaby se distinguait et se distingue toujours par un naturel attrayant qui n’a pas échappé à l’oncle Jacques. Peu à peu et avec une compréhension croissante du français, j’ai appris de Jacques la profonde aversion compréhensible envers l’Allemagne, qui avait apporté tant de souffrances aux gens pendant deux guerres mondiales. D’une manière générale, il avait une vision plus nuancée de l’Allemagne. Il a décrit de manière très positive un voyage à travers l’Allemagne, probablement en 1936, où il a fait la connaissance de deux filles qu’il a décrites comme très gentilles. Comme elles avaient en partie les mêmes destinations, elles ont pédalé ensemble pendant un certain temps. Au cours de ce voyage, il a visité Düsseldorf, Cologne et également le monastère de Maria Laach dans l’Eifel. 

La période en tant que soldat a dû être terrible. Dunkerque l’a tellement bouleversé que, bien des années après la fin de la guerre, il a continué à représenter d’horribles scènes de guerre dans ses tableaux (illustration Guerre).

Il a été fait prisonnier, je crois en 1940, à Stargad en Poméranie occidentale, non loin de Stettin, aujourd’hui Szczecin en Pologne. Là-bas, il n’a pas seulement passé du temps dans un camp, mais a également été affecté à une ferme. Il parlait souvent avec émotion des paysans. Pour les jours de fête, le repas était dressé dans le salon, qui n’était pas utilisé autrement. Comme ils n’avaient pas de nouvelles de leur fils Horace, du même âge que Jacques, qui combattait sur le front de l’Est, pendant des mois, Jacques devait prendre sa place à la droite de son père, lui, le soldat ennemi. 

Mais comme il était également affecté à d’autres endroits et que la situation était globalement extrêmement incertaine, il pensait toujours à la fuite. Mais comment s’orienter ? Il a commencé à mémoriser les constellations avec un livre de la bibliothèque du camp. Plus tard, il les connaissait si bien que, debout sur le toit de la chapelle, il nous montrait dans le ciel clair non seulement les constellations, mais aussi les planètes. Lors d’une de nos visites, nous lui avons apporté un télescope et il nous a aussitôt montré les satellites de Jupiter. Pour moi aussi, ce fut une illumination, car les lunes qui tournent autour de Jupiter permettent de se rendre compte de l’espace de notre système solaire.

Nous étions heureux que Jacques n’ait pas mis en œuvre son plan d’évasion. Il ne serait probablement plus en vie. De plus, il a pu rentrer en France pendant la guerre, en 1942, en vertu de la Convention de Genève, alors qu’il était soldat dans les services sanitaires.

Nous avons beaucoup ri lorsque Jacques a raconté qu’il avait appris trois mots allemands en captivité : « Raus, raus – Kartoffel – Sabotage ! » 

Lors de nos visites à Saint-Martin, nous avons fait de nombreux tours sur la côte mais aussi dans l’arrière-pays entre Vintimille et Cannes. Quand il voyait un pont routier ou ferroviaire détruit, il disait : « Ce sont les Allemands qui l’ont détruit ». Si nous lui montrions un pont intact, il disait : « Les Allemands l’ont oublié ». 

D’année en année, le ressentiment s’est perdu. La relation est également devenue de plus en plus intime lors de ses visites en Suisse, où nous avons vécu six ans, et en Allemagne. Nos enfants voyaient l’oncle Jacques comme leur grand-père. C’était beau de voir comment ils se comprenaient, l’un parlant allemand, l’autre français, un seul cœur et une seule âme.

L’objectif que s’étaient fixé Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, à savoir rapprocher par des échanges de jeunes les deux pays toujours ennemis, a sans doute été plus qu’atteint, du moins dans nos familles. Espérons que les futurs dirigeants de nos États continueront à promouvoir cette valeur, le rapprochement de nos deux pays.

Fig. 29 À Viztnau, lac des Quatre-Cantons

Visites chez nous en Suisse et en Allemagne

Lorsque nous avons déménagé de Marburg à Zurich en 1980, j’avais obtenu un poste de médecin-chef à la clinique gynécologique de l’université, Jacques avait déjà 70 ans et était naturellement de plus en plus immobile. Cela nous a donné l’idée de l’inviter chez nous et de lui rendre un peu la pareille pour la possibilité de lui rendre visite et de passer des vacances à Saint-Martin. Nous lui avons envoyé un billet d’avion ou de train, je ne me souviens plus très bien, et une fois arrivés à Zurich, nous avons planifié des tours dans tout le pays pendant une semaine (Fig 29 Vitznau en Suisse).  Je me souviens encore très bien d’un tour, car il était venu à Viztnau il y a plus de 40 ans et me parlait toujours de Vitznau. Et c’est ainsi que nous nous sommes mis en route pour le lac des Quatre-Cantons, dont nous avons fait le tour sous un soleil radieux. Nous n’avons pas non plus manqué les expositions au Kunsthaus. Je ne sais plus combien de fois Jacques est venu à Zurich en été. De retour en Allemagne, nous allions le chercher à l’aéroport de Düsseldorf les premières années. 

Fig 30. Jacques dans une village en Suisse

– Les vols avaient d’ailleurs un effet secondaire artistique. Il collectionnait les magazines en papier glacé qui étaient toujours exposés dans l’avion. De retour chez lui, il s’inspirait de la structure et des couleurs et transformait les photographies en nouvelles petites œuvres d’art avec différentes couleurs. Certaines d’entre elles étaient très impressionnantes. – 

Nous avons d’abord habité à Herne, où se trouvait la clinique gynécologique de l’université de la Ruhr à Bochum. C’est là que mon domaine de recherche, l’obstétrique et la périnatologie, lui a inspiré la sculpture « La périnatologie », que j’ai décrite dans le chapitre précédent. Une ancienne forge jouxtait l’arrière-cour de notre appartement et nous avons pu la louer pour y aménager un petit « musée » avec les œuvres de Jacques qu’il nous avait offertes jusque-là. 

Après le décès de mon père, ma maison familiale à Duisburg-Marxloh ne serait plus habitée que par ma mère. Elle avait besoin d’une remise en état urgente. Dans l’idée d’y investir notre loyer, nous nous y sommes installés une fois les travaux de rénovation terminés. Je n’ai pas trouvé le trajet quotidien entre Herne et Duisbourg (près de 40 km) pénible, car il était notamment compensé par un bel habitat. Là aussi, nous avons pu exposer les œuvres de Jacques dans l’ancien cabinet de mon père et dans toute la maison. Jacques a continué à profiter des invitations à venir chez nous. Et nous avons ainsi pu lui montrer de nombreuses curiosités de la grande région Rhin-Ruhr, du Bas-Rhin jusqu’à Cologne. 

C’est en pensant que Jacques allait devoir passer Noël seul dans son appartement froid sous la chapelle de Saint-Martin que nous avons décidé de passer Noël avec lui. Les premières fois, il est venu à Duisbourg, puis à Fulda, où nous sommes ensuite allés le chercher à l’aéroport de Francfort. Alain Coussement, un ami de Jacques et également actif dans la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », créée entre-temps avec sa nièce Anne Hajjar-Riousse, l’a chaque fois amené à l’aéroport de Nice. Je crois que la dernière fois qu’il est venu à Fulda, c’était en 2000. Le vol et l’orientation dans l’aéroport étaient de plus en plus fatigants pour lui. Nous avions été heureux qu’il fasse encore le voyage à presque 90 ans. 

Avec le « Kunstverein Fulda », nous avons pu organiser une imposante exposition de ses œuvres (Fig. 34). Nous y reviendrons plus tard. 

Classement de son art

J’ai toujours trouvé très dommage que plus de gens ne puissent pas profiter des œuvres de Jacques. Mais une base pour cela est une certaine notoriété. Les artistes y parviennent en vendant leurs œuvres, généralement par le biais d’une galerie. Les galeries font une certaine publicité pour générer des clients. Mais Jacques ne cessait de répéter « je ne veux pas me mettre dans le commerce ». 

Très tôt, j’ai commencé à photographier ses tableaux et ses sculptures lors de tous nos séjours à St Martin de Peille. (Entre-temps, j’ai numérisé une vaste collection et créé des tableaux Excel des œuvres). J’ai également réalisé des interviews dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, tant bien que mal. Elles doivent également être prises en compte sur son site Internet. 

Pendant mon séjour à l’université de la Ruhr à Bochum, j’ai pris contact avec le directeur de l’institut d’histoire de l’art de l’époque dans le but d’établir une vue d’ensemble des œuvres et de la vie sous forme de thèse de doctorat. J’étais déjà bien avancé dans les négociations. Seulement en dernier lieu, le candidat, qui parlait aussi français, a trouvé un sujet nettement plus facile.

Après mon départ à la retraite, j’ai repris le fil de la création d’un souvenir durable de Jacques. Un site Internet multilingue a été créé www.jacques-riousse.de. Une fois les catalogues d’œuvres à peu près complets et après avoir photographié en haute résolution les œuvres qui se trouvaient chez nous, j’ai pris contact avec la Fondation franco-allemande pour l’histoire de l’art à Paris. J’y ai reçu l’avis qu’il s’agissait d’un artiste intéressant et qu’il valait la peine de le classer. J’ai pris contact avec les experts proposés. Le directeur de l’Institut d’histoire de l’art, le professeur Wolfgang Brassat, ne se considérait pas comme un expert de la période artistique « 20e siècle » et m’a renvoyé vers le directeur de l’Institut d’histoire de l’art d’Erlangen, le professeur Hans Dickel. J’avais envoyé à ces deux personnes un important livre de photos contenant un grand nombre de clichés dont je disposais. Une sélection représentative des œuvres de Jacques. Le professeur Dickel m’a écrit son évaluation : … « On reconnaît qu’il a travaillé sérieusement sur le plan artistique. Mais mon appréciation ne change pas fondamentalement. (Il avait donné une première évaluation très négative après avoir consulté le site web susmentionné). En comparant ses sculptures soudées à partir de ferraille avec celles de Julio Gonzalez et Pablo Gargallo, qui ont fait des choses similaires dès après la Première Guerre mondiale, vous reconnaîtrez probablement aussi que Riousse n’était pas un sculpteur travaillant de manière originale – mais justement un sculpteur travaillant de manière secondaire, aussi dur que cela puisse paraître. Dans la peinture aussi, je vois partout des modèles, de Georges Rouault, Wols, Dubuffet, de tout l’art brut, mais aussi de Fernand Léger ou même de Marc Chagall, Riousse a suivi le style des années 1950 et l’a fait avec talent, mais je ne vois pas en lui un artiste singulier et significatif pour l’œuvre duquel le public développerait de l’intérêt. La concurrence entre les artistes est plus impitoyable et plus dure que dans la plupart des secteurs de la société ».

J’ai consulté sur Internet les exemples d’artistes cités par le professeur Dickel et je ne peux partager son évaluation que pour les tableaux, mais pas pour les sculptures.

L’odyssée de ses œuvres

Au cours de ses dernières années à Saint-Martin-de-Peille, Jacques a exprimé à plusieurs reprises sa crainte qu’après sa mort, son art soit détruit pour cause de désintérêt. Se référant à ses sculptures, il a dit à plusieurs reprises : « J’ai peur que mon art ne finisse chez le ferrailleur », que ses sculptures finissent chez le ferrailleur. Nous avons donc décidé de ramener le plus d’œuvres possible en Allemagne. Avec ma sœur Ruth, qui a mené une vie de peintre pendant quelques années après ses études d’art, nous sommes parties pour Saint-Martin dans un camion de location et avons essayé en trois jours de numéroter et de peser toutes les sculptures, car nous ne voulions pas non plus surcharger le camion. Avec le camion de location plein à craquer, nous sommes ensuite retournés en deux jours à Duisbourg, où nous habitions à l’époque, non sans que la conduite d’alimentation du système d’injection diesel n’éclate. Mais un mécanicien français expérimenté a pu réparer les dégâts.

Il y avait de la place pour entreposer les œuvres à l’hôpital Sainte-Elisabeth d’Essen. On m’y avait d’abord promis un poste de directeur de la clinique gynécologique. Rétrospectivement, je suis très heureux que cet accord ait échoué, car le poste correspondant à la clinique de Fulda était bien meilleur. J’ai pris ce poste en 1997.

Fig 31. L’art dans la piscine

Comme on ne voulait pas de moi à Essen, on ne voulait plus non plus stocker les œuvres de Jacques. On loua à nouveau un camion, on tira les œuvres du grenier de l’hôpital Elisabeth, on les chargea et on les transporta au rez-de-chaussée d’un ancien foyer d’infirmières à Fulda. L’œuvre n’y est pas restée longtemps. La maison que nous avions louée à Fulda était assez belle. On y avait également ajouté une piscine, qui ne fonctionnait plus depuis de nombreuses années (Fig 31. L’art dans la piscine). Mais c’était idéal pour y entreposer les œuvres. Le transport suivant. Comme la maison devait être vendue, nous avons dû chercher un nouvel endroit non seulement pour nous, mais aussi pour les tableaux et les sculptures. Nous les avons trouvés dans un petit village des environs. Et c’est ainsi que l’art de Jacques Riousse est arrivé dans le petit village de Rhön à Wisselsrod. Ils y sont probablement restés trois ans. Entre-temps, la nièce de Jacques, Anne, et son mari Geniès Imbert avaient rénové la « Bonnelle » de Jacques de manière à ce qu’on puisse non seulement y vivre, mais aussi y entreposer les œuvres. (Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert /Fig 33. Geniès avec remorque)

Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert

La plupart des sculptures sont donc revenus en France à la « Bonnelle ».

Fig 33. Geniès avec remorque

Les dernières années

Après avoir déménagé à Fulda, Jacques n’a pu nous rendre visite qu’une seule fois. C’était à Noël 1999. Déjà, aller le chercher dans l’immense aéroport de Francfort n’était pas facile, car nous devions le faire appeler pour le trouver. Le bruit et l’agitation l’ont tout simplement fait partir en courant au lieu de l’attendre au bureau d’information. C’était trop pour lui. Pendant son séjour chez nous, nous avions organisé une grande exposition avec l’association artistique de Fulda sous le titre : « Schöne Bescherung » L’exposition dans le « Passage zum halben Mond » a été prolongée en raison du grand intérêt qu’elle suscitait et a fait l’objet de nombreux reportages dans les médias. Nous avons pu convaincre notre fils Philipp d’animer musicalement le vernissage (Fig 34. Exposition à Fulda 1998/1999, l’affiche de l’exposition). Je crois que c’était sa dernière exposition. Les tableaux et les objets que nous avions rassemblés formaient un bel ensemble. Et pour la présentation des objets, les professionnels de l’association artistique avaient fait du bon travail.

Fig 35. 90e anniversaire

Pour son 90e anniversaire, ma femme Gabi et moi sommes allés à Nice. La fête d’anniversaire a eu lieu dans le restaurant (Fig 35. 90e anniversaire) qui se trouvait à 30 m en amont de la route, Jacques était déjà très limité, mais il vivait encore seul dans son appartement sous la chapelle. Alain Coussement, qui avait créé avec la nièce de Jacques, Anne, la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », a raconté qu’on lui avait demandé à plusieurs reprises s’il ne préférait pas aller vivre dans une maison de retraite. Il a toujours refusé. Nous aussi, nous lui avons demandé à plusieurs reprises s’il ne pourrait pas s’imaginer vivre chez nous.

L’hiver suivant, Anne Hajjar-Riousse m’a téléphoné. Il se sentait mal. Il serait tombé et serait resté allongé dans le froid devant la chapelle pendant une période indéterminée. Que fait Jacques dehors en hiver ?  Maintenant, il faut savoir qu’au début de son séjour à Saint-Martin-de-Peille, il n’y avait pas encore de ramassage des ordures. Jacques s’occupait donc lui-même de ses déchets. Il a compacté les déchets biologiques dans de petites terrasses qu’il a disposées autour de la chapelle. Il a ainsi gagné un terrain praticable supplémentaire. Tout le sol autour de la chapelle était fortement en pente. Il a brûlé les déchets non biologiques, comme beaucoup dans toute la région jusqu’en Italie. Nous l’avons souvent senti lorsque nous nous approchions de Nice en voiture en venant de Gênes.

Fig 36. 92e l’anniversaire á la maison de retraite de Peille

Lorsque Jacques a été retrouvé, il ne réagissait pas et n’avait pas retrouvé sa conscience. On l’a donc envoyé à la maison de retraite de Peille, d’abord à l’infirmerie, puis on lui a attribué une chambre, comme à tous les autres pensionnaires de la maison. Quand nous lui rendions visite, il nous regardait sans doute, on pensait qu’il nous reconnaissait aussi, surtout les enfants. Nous ne pouvions plus nous parler. Mais nous avions l’impression qu’il se sentait bien. La photo (Fig. 36) a été prise dans le café de la maison de retraite. Après son 90e anniversaire, nous sommes encore allés une ou deux fois à Peille. Une fois, nous nous sommes rendus à Nice avec nos enfants Julia et Philipp. C’est là que nous avons rencontré Anne Hajjar-Riousse et son partenaire Geniès Imbert (Fig. 37. 93e anniversaire). Je m’en souviens d’autant plus que la veille du départ, j’ai eu des coliques néphrétiques qui n’ont pu être parées qu’avec des perfusions analgésiques. J’ai utilisé la porte de la penderie de l’hôtel comme porte-perfusion, après avoir réussi à poser moi-même l’aiguille de perfusion. 

Fig 37. 93e l’anniversaire (Anne, Julia, Gabi, Jacques, Geniès, Philipp)

Comme Anne nous l’a raconté, Jacques est devenu de plus en plus faible, si bien qu’il est mort le 4 décembre 2004. Avec de nombreuses personnes, j’ai pu moi aussi lui dire adieu au cimetière de Peille, jusqu’à ce que le casier dans lequel son cercueil a été glissé soit fermé. 

Son influence sur moi, sur nous et sur nos enfants se poursuit au-delà de sa mort. J’ai beaucoup appris de lui et je pense à lui tous les jours.

Le courage de commencer quelque chose sans savoir si on le finira, de chercher des solutions, d’improviser, sa confiance et son amour pour les gens ont fortement influencé ma vie familiale, scientifique et professionnelle. Même si, plus tard, j’ai beaucoup appris de beaucoup d’autres personnes. Jacques Riousse, l’oncle Jacques, m’a ouvert une porte et je lui en suis reconnaissant.

Ludwig Spätling                                                                                                                       

Fulda, 15 février 2024

Oncle Jacques et les Spätlings

L’amitié entre Jacques Riousse et la famille Spätling

Un mot avant

Bien sûr, je ne sais pas ce qu’aurait été ma vie sans Jacques Riousse, mais connaître sa vie et sa pensée a fortement influencé la mienne. A la maison, j’avais déjà la belle vie. Les parents étaient généralement affectueux. Je m’entendais bien avec mes cinq sœurs. J’aurais sans doute dû prendre l’école plus au sérieux, mais je m’en suis à peu près bien sorti et notre groupe de jazz avait une grande importance dans ma vie quotidienne. Mais la pensée et l’action dans notre foyer catholique étaient déjà étroites, d’un point de vue actuel. Mais nettement plus libérale que dans beaucoup d’autres familles, Même si notre maison offrait beaucoup d’espace et était ouverte à beaucoup, elle se trouvait à Duisburg-Marxloh, une région généralement grise de la Ruhr, où l’on sentait et voyait ce que l’on respirait. Dans cette lumière (ou cette ombre), on peut voir que tout ce que j’ai pu connaître dans l’environnement de Jacques et à travers lui a été absorbé par moi.

Tout dans la vie de Jacques était si différent de la mienne. Elle paraissait souvent simple, improvisée, modeste dans son équipement, ses vêtements et sa nourriture, lumineuse dans l’art qui l’entourait, qu’il façonnait. Il vivait dans une œuvre d’art totale.

Comment ai-je connu Jacques Riousse ?

Permettez-moi de revenir un peu en arrière pour répondre à cette question. En 1965, encore sous le coup des terribles guerres, Charles de Gaule et Konrad Adenauer ont réfléchi à la manière dont ils pourraient transformer l’hostilité séculaire entre la France et l’Allemagne en une amitié durable. Leur idée d’unir les pays a abouti en 1963 à l’amitié franco-allemande, scellée par le traité de l’Élysée. La meilleure façon de faire grandir l’amitié est de réunir déjà les jeunes des deux pays. Cela a entraîné la création d’un grand programme d’échange. J’ai pu en profiter moi aussi. Dans le cadre d’un « Club des quatre vents » créé à cet effet, des familles similaires ont été sélectionnées dans les deux pays. C’est ainsi que Dominique Riousse m’a été attribué dans une famille de six enfants (quatre filles, deux garçons) (Figure 1). Dans ma famille, il y avait en effet cinq filles et moi. Afin de minimiser les éventuelles difficultés interpersonnelles, le club tenait également compte de la position sociale des familles. 

Figure 1: La famille Michel Riousse et moi-même à Sarzeau.
derrière, à partir de la gauche: Christine, moi-même, Mme Riousse, Chantal, M. Riousse, Hugue. premier de gauche: Gast, Beatrice, Dominique

C’est ainsi que nous sommes partis en été 1965 en Bretagne, car la famille Michel Riousse de Bordeaux y possédait une maison de vacances, une ancienne ferme transformée, dans le golfe du Morbihan. Michel était le jeune frère de Jacques. J’ai passé trois semaines formidables dans cette famille qui m’avait si chaleureusement accueilli. La grand-mère, Mme Mançeron, vivait maintenant à Paris. Nous avons pu lui rendre visite sur le chemin du retour. Il y avait aussi un certain Oncle Jacques, un artiste et prêtre qui vivait et travaillait près de Nice.

Deux ans plus tard, mes parents étaient sans doute si heureux que j’aie obtenu mon baccalauréat qu’ils m’ont offert un vol pour Nice. Oncle Jacques et mon ami d’échange Dominique sont venus me chercher à l’aéroport. Je n’avais encore jamais vu de palmiers ni respiré un tel air subtropical, un autre monde. Nous avons ensuite pris un « canard » pour nous rendre à St Martin de Peille par la moyenne et la grande corniche. De loin, on voyait déjà la chapelle moderne (Figures 2, 3, 4). Elle ressemblait à une station de téléphérique. C’est ici qu’il habitait et travaillait. Au-dessus du portail, une grande sculpture devant une fresque. Le soleil brillait dans le ciel bleu, les grillons sifflaient et un parfum flottait dans l’air. J’étais transporté.

Figure 2: La chapelle á St. Martin de Peille

Figure 3: La chapelle á St. Martin de Peille d’est

La vie simple à St. Martin de Peille

Je crois que c’est à ce moment-là que le « plat du jour » m’a été offert pour la première fois : Tout ce qui restait des derniers repas était mis dans une poêle qui, avec beaucoup d’autres, formait une œuvre d’art pratique (Figure 5).

Fig.5 Les caseroles

Un peu d’huile d’olive, des pommes de terre ou du riz, de l’ail, un peu de jambon ou de saucisse, peut-être aussi du fromage. Sans oublier les tomates et par-dessus un œuf, le tout bien assaisonné, et voilà. C’est délicieux. Au petit déjeuner, on se grillait une tranche de pain blanc sur une sorte de passoire posée sur une flamme du four à gaz. Si on la descendait assez vite avant qu’elle ne brûle, on pouvait la tartiner de confiture. Jacques aimait boire du Nesquik avec. On pouvait aussi préparer son café comme un Nescafé ou un Bialetti. Le café moulu était ensuite collecté pour la culture de plants de cyprès qui, lorsqu’ils étaient suffisamment grands, étaient mis en terre sur le terrain de la Bonnelle. Les boîtes de Nesquik étaient d’ailleurs importantes pour la cueillette des herbes. Les « herbes de Provence » qu’il cueillait lui-même – beaucoup poussaient sur le terrain de la chapelle – lui servaient à faire une infusion. Elle sentait bon, avait bon goût après une certaine accoutumance et était diurétique. Nous y reviendrons plus tard. Au fur et à mesure de son immobilisation, il ne mangeait plus de ce pain rond qui devait toujours être acheté frais chez le boulanger et qui durcissait très vite. Il mangeait des biscottes. Les cartons d’emballage sont également devenus de nombreux tableaux de même format. Ce n’est que maintenant que j’arrive à les accrocher, avec des fils sur une baguette, quatre transversalement, huit verticalement.

Fig. 6 Le plan du appartement

L’appartement

De mémoire, j’ai dessiné le plan pour mieux m’orienter (Fig. 6 illustration du plan). Dans la cuisine, j’ai vu pour la première fois la « cocotte minute », la marmite à vapeur, dont nous n’avons jamais voulu nous passer par la suite. Mon attitude vis-à-vis de l’hygiène s’est avérée exagérée. Les assiettes et les casseroles n’étaient pas forcément lavées, elles étaient juste essuyées, dans la mesure du possible, avec du papier journal. Il y avait une raison à cela. La plupart des maisons de Saint-Martin-de-Peille, et il n’y en avait pas tant que ça là-haut en 1967, n’étaient pas raccordées au tout-à-l’égout. C’est pourquoi on utilisait pour les eaux usées une « fosse septique », un double réservoir dans lequel les eaux usées s’écoulaient d’abord dans un premier réservoir hermétiquement fermé contenant des bactéries anaérobies, avant d’être confrontées aux bactéries aérobies dans le deuxième réservoir. Ensuite, le liquide aqueux un peu trouble, mais pas malodorant, pouvait être relâché dans la nature. Il confirmait toujours l’utilisation de produits de rinçage et de nettoyage par la phrase : « ne tue pas mes microbes ». A-t-il déjà vu une « fosse septique » se retourner ? 

Dans la cuisine, il conservait la porcelaine et les couverts sur une étagère ouverte, de sorte que tout était légèrement terni. Il s’agit plus d’un « défaut esthétique » que d’un véritable problème d’hygiène. Néanmoins, à notre arrivée, nous avons commencé par laver les assiettes, les tasses et les verres que nous allions utiliser pendant notre séjour.

Jacques avait deux réfrigérateurs L’un servait à la réfrigération, l’autre à la cuisine. Ou l’activait lorsqu’il y avait beaucoup de visiteurs. Donc nettement plus de personnes que notre petite famille. Des casseroles et des poêles étaient accrochées au mur et ressemblaient à un collage (Fig. 5 Les casseroles et des poêles). A l’intérieur, un miroir entouré de fil de fer pour le rasage quotidien. A côté, un petit chauffe-eau. En dessous, l’évier qu’il utilisait également pour sa toilette matinale. La cuisinière à côté, tout comme le chauffe-eau, fonctionnait au gaz. Et il avait une bouteille de gaz en réserve sous l’évier.

Les repas du soir étaient toujours pris en commun. On avait beaucoup de temps. Après le « plat du jour », il y avait toujours des fruits ou du fromage. Il buvait toujours un peu de vin rouge de pays avec beaucoup d’eau. Souvent, il y avait du thé, un thé très spécial. 

C’est le vieux « Curé de Peille » qui lui a donné l’idée. Le curé parcourait les montagnes locales et cueillait des herbes médicinales pour en faire des thés très particuliers. Il avait gagné tellement d’argent avec ses thés qu’il avait pu construire la chapelle sous laquelle Jacques avait son appartement et son atelier. Jacques racontait que Churchill comptait également parmi les clients du « Curé ».

Ce magicien du thé a inspiré Jacques à faire sécher les herbes les plus diverses (romarin, thym et des herbes que nous ne pouvions pas connaître) et à les faire infuser dans de l’eau chaude. Il conservait tout un arsenal de ces herbes dans des boîtes jaunes « Nesquik » qu’il avait rangées dans des caisses dans la « salle à manger ». Une cuillère de miel accompagnait les « petites sannes ». Je ne peux plus dire quel mélange était particulièrement diurétique. Le sommeil, je pense, était encore plus profond que d’habitude, là-haut, dans le silence, si ce n’était pas le mélange diurétique.

Fig. 7 La Salle à Manger

J’ai déjà décrit la cuisine. La « salle à manger », à laquelle on accédait directement depuis la rue, était également impressionnante, notamment par la taille de la table, qui pouvait accueillir cinq personnes sur les côtés et deux en tête (Fig. 7 Salle à manger). Il avait sans doute conservé des carreaux de sol carrés rouges, de sorte qu’il avait pu construire une table aussi confortable pour les grandes tablées. Il n’y avait pas de place libre sur les murs. Partout, il y avait des tableaux que Jacques avait sans doute échangés avec d’autres peintres contre les siens. Mais aussi des siens propres. Je me souviens d’une représentation du Christ avec un morceau de pain dans la main, comme un extrait d’une représentation de la Cène. Entre les tableaux, il avait des objets trouvés dans la mer, qu’il avait généralement lui-même trouvés lors de trocs, des coraux, des étoiles de mer, des poids de filets de pêche, etc. Ces objets étaient parfois placés de manière à masquer les défauts de couleur du mur. Il n’a pas repeint les formes des défauts de peinture sur les plafonds, qui étaient dus à des fuites. Elles lui ont inspiré de nouvelles œuvres d’art, non seulement dans la « salle à manger » mais aussi dans toutes les chambres. Les fuites étaient un problème. Je pense que la construction de la chapelle n’a pas été achevée, ou pas assez précisément. Il s’agit en effet d’une construction audacieuse et impressionnante. Pour la terminer, le curé de Peille n’avait sans doute pas réussi à réunir assez d’argent. 

Au fil des années, Jacques a couvert un grand espace au-dessus de l’appartement, se créant ainsi encore plus de place pour ses sculptures et pour le matériel qui pourrait éventuellement être utilisé dans des œuvres d’art.

Son bureau était petit et encombré de classeurs et de livres. Au cours des premières années, il l’utilisait essentiellement pour l’administration, la lecture et les appels téléphoniques. Vers la fin de sa vie, il y a également déplacé son lit et y a passé du temps, surtout pendant la saison froide, car cette petite pièce était relativement facile à réchauffer grâce à son petit chauffage à convection à huile. Il pouvait y faire très froid. Une fois, alors que nous ne pouvions lui rendre visite qu’à Pâques, il faisait si froid qu’on pouvait voir le souffle devant la bouche dans l’appartement.

Fig. 8 Le salon et ma femme Gabi

Quand il faisait plus frais, il accrochait également une grande couverture grossièrement tricotée et décorée d’ornements qu’il avait lui-même conçus devant la grande porte vitrée du salon. Le salon (Fig. 8. Le salon) m’a fortement impressionné, car il y avait réutilisé de vieux sièges de voiture. Comme il savait souder, il a soudé quelques pieds sous de vieux sièges de voiture et les fauteuils étaient prêts. Une petite table basse a été créée grâce à un support en verre sur lequel a été posée la vitre arrière d’une vieille Citroën. De même, une petite table de lecture avec une lampe intégrée a été créée. Un morceau de plastique translucide était plié autour de l’ampoule électrique et produisait une lumière agréable le soir. Deux sièges de la taille d’un lit pouvaient également remplir leur double fonction. Un gramophone n’était que rarement utilisé. On discutait la plupart du temps – si nos modestes connaissances en français le permettaient – et la musique de Bach ou de Sidney Bechet avait tendance à nous distraire. Dans un panier en fil de lait, on trouvait au moins une bouteille de pastis, qui était plutôt destinée aux invités qu’à lui. Dans le salon également, tous les murs étaient recouverts de tableaux, pour ne pas dire recouverts. Un mobile donnait du mouvement à la lumière du plafonnier. Ici aussi, le dégât des eaux avait inspiré la décoration du plafond. Dans un coin se trouvaient quelques chaises empilées qui servaient également lors des célébrations de messes. En effet, il faisait parfois si froid dans la chapelle que la célébration de la messe était déplacée dans le salon, un peu moins froid.

Fig. 9 Jardin d’hiver et Jacques Riousse

Au fil des années, les fenêtres et les portes ne fermaient pas mieux, c’est pourquoi l’aménagement d’un jardin d’hiver devant la grande porte vitrée du salon était également une bonne idée pour des raisons thermiques (Fig 9 Jardin d’hiver). Il avait également fabriqué lui-même les parois vitrées du jardin d’hiver et les avait embellies de différents ornements. C’est là qu’il s’asseyait souvent pour lire son journal. C’est là aussi que nous avons mené les interviews enregistrées en vidéo, qui sont également reproduites sur le site Internet que nous avons créé pour lui.

Fig 10 Culture des cyprès

A droite de la porte, il avait sa noria de cyprès dont il faisait germer les graines dans un bac en polystyrène. Il isolait les petits plants pour les faire pousser en plusieurs étapes dans des bouteilles en plastique coupées en deux de manière à ce qu’ils grandissent (Fig 10 Culture de cyprès). Une fois qu’ils avaient atteint une taille raisonnable, il les plantait sur le terrain de la « Bonnelle », sur lequel je reviendrai plus tard. Il a ainsi planté une infinité d’arbres dans un paysage aride. J’ai suivi les changements depuis plus de vingt ans. Le jardin d’hiver était idéal pour la culture.

Fig. 11 Chambre à choucher et ma femme Gabi

Du salon, on accédait à un couloir sombre d’où partaient, à gauche, deux chambres à coucher de peut-être sept mètres carrés. C’est dans la première que nous logions le plus souvent (Fig 11 chambre à coucher). En plus de l’étroit lit double, on y trouvait aussi un lit pliant pour notre plus jeune, Philipp. Un petit secrétaire n’agrandissait pas la chambre. Nous avons aussi appris à respecter une hygiène corporelle convenable près du petit évier avec de l’eau froide courante. Lorsque l’on ressentait le besoin de prendre une douche, on faisait couler un peu d’eau chauffée dans un chauffe-eau à gaz dans une cuvette et on utilisait un espace séparé au fond de l’atelier. Cet espace pouvait également servir de cuisine de secours. On y posait donc une bassine dans l’évier et on se faisait une toilette complète. Cela fonctionnait pour nous, les adultes, mais nos enfants s’y étaient aussi rapidement habitués (Fig 12 Salle de bains).

Fig 12 Salle de bain avec Philipp

Dans la deuxième chambre, Jacques avait dormi au début, jusqu’à ce qu’il ouvre son lit dans son bureau. Parallèlement à la chambre à coucher s’ouvrait un espace sans porte, séparé par un rideau en plastique. C’est là qu’il entreposait les matériaux les plus divers. Des lits pouvaient également y être ouverts pour nos deux filles, Julia et Caroline. Je ne sais plus si cette pièce comportait un autre espace séparé pour le matériel, avec une fenêtre donnant sur l’atelier.

En face de cette zone, on trouvait une porte qui donnait sur une pièce fantomatique. Je me souviens que dans cette partie au sol plat se trouvait un grand lit, recouvert, comme tous les lits, d’une multitude de matelas et de couvertures. Il devait accueillir beaucoup de visiteurs en même temps dans les premières années. Une partie de la pièce montrait la roche montante, le sous-sol de la chapelle, qui était construite sur une pente. Les objets les plus divers conféraient à cette pièce son caractère particulier. Jacques a sans doute toujours pensé : « Qui sait à quoi cela pourrait me servir encore une fois, pour en faire une œuvre d’art ». Et il a d’ailleurs utilisé beaucoup de choses.

Fig. 13 L’atelier ver sud ouest avec l’ atrium superposé . On voit une mobile au milieu l’atrium

On accédait maintenant à l’atelier (Fig 13 Atelier). Les architectes avaient prévu cet espace ouvert avec une sorte d’atrium. Mais Jacques avait besoin d’un grand espace pour travailler. Il a donc délimité cet atrium avec des fenêtres. Il a fermé la découpe du toit en réalisant une structure vitrée sur les côtés et recouverte de plaques de ciment ondulées.

Fig 14 L’atelier ver sud est avec ma femme et mes fille

Il a ensuite prolongé cette structure jusqu’au mur extérieur de la chapelle. Il y avait transporté un fauteuil confortable, créant ainsi une sorte de siège surélevé d’où l’on pouvait d’une part voir l’atelier et d’autre part avoir une vue panoramique sur la nature et observer les plus beaux couchers de soleil. Derrière le fauteuil, il avait installé une étagère où il rassemblait ses magazines comme « Paris Match » et un périodique chrétien. Lorsque le magazine GEO a été disponible en français, nous lui avons commandé l’abonnement, car lorsqu’il nous rendait visite, il lisait toujours avec un succès considérable l’édition allemande avec le dictionnaire sur les genoux. Jusqu’à un âge avancé, il y a passé de nombreuses heures, si nécessaire avec plusieurs couches de pulls et de bonnets tricotés. Il ne faut pas oublier de mentionner que cette zone n’était accessible depuis l’atelier qu’avec une échelle en acier. Aucun problème pour lui, même à près de 80 ans. De son perchoir, on accédait également à un autre espace de stockage pour les sculptures et le matériel, qu’il avait installé au-dessus de son habitation pour éviter les infiltrations d’eau, comme nous l’avons déjà mentionné au début de ce chapitre (Fig 15 L’espace de stockage).

Fig. 15 L’espacé de stockage et Jacques Riousse

L’atelier était à la fois un atelier et une exposition. Au centre se trouvait une table en acier sans plateau qu’il utilisait pour la soudure électrique. Ici, il avait toujours une connexion cathodique sûre. Dans les premières années, il soudait aussi à l’acétylène. Avec le temps, les bouteilles de gaz nécessaires étaient certainement trop lourdes à transporter. En direction du lavabo/WC, il avait aménagé un établi sur lequel se trouvaient une grande perceuse et une lourde flex. Comme nous passions souvent l’été chez lui et qu’il ne nous demandait pas d’argent, nous avions pris l’habitude d’apporter des outils électriques et d’autres objets utiles. Avec une petite flex et une perceuse à main, beaucoup de choses étaient plus faciles à réaliser. Presque sous toutes les fenêtres se trouvaient des armoires avec de nombreux tiroirs, comme on en voit dans les pharmacies. Outre la possibilité de ranger des vis, des écrous, des équerres, etc., on pourrait aussi y exposer de petites sculptures, des vitraux ou des trouvailles arrangées. Selon le moment de la journée et le temps, les ombres et les reflets de couleur contribuaient à l’œuvre d’art globale. 

En levant les yeux vers la structure de l’atrium, on pouvait voir un mobile composé de cintres qui provenaient probablement de valises d’outre-mer (Fig. 13 L’atelier avec atrium superposé). C’est également là que se trouvaient les haut-parleurs de la chaîne stéréo, qui ne diffusait en principe qu’une seule station : « France culture ». Je garde le souvenir que dans les discussions des têtes pensantes, personne ne laissait l’autre s’exprimer. Du bon jazz en alternance avec de la musique classique l’accompagnaient du matin au soir. Lorsque la chaîne stéréo ne fonctionnait plus, nous lui avons apporté un « ghetto-bluster » qui lui permettait de ne pas renoncer à France culture, même dans son bureau.

A côté de l’établi, en passant devant les toilettes, on arrivait dans la cage d’escalier. D’ailleurs, il y avait aussi une possibilité de douche dans les toilettes, mais je n’ai essayé de la faire fonctionner qu’une seule fois. Il fallait changer les tuyaux et lorsque tout était étanche, l’eau coulait effectivement. Lorsqu’un scorpion s’est glissé dans le bac à douche, plus aucun membre de la famille ne s’est intéressé à ce type de nettoyage corporel. 

Le plus intéressant dans la cage d’escalier avec des marches sur du béton brut était deux attaques en porcelaine reliées par des câbles métalliques à deux cloches. Le dimanche, elles étaient actionnées brièvement quinze et cinq minutes avant la messe, ce qui n’augmentait pas non plus le nombre de personnes assistant à la messe. A la hauteur de la chapelle se trouvait une petite sacristie de peut-être cinq mètres carrés, un petit local dans le clocher. Les chasubles étaient suspendues à une corde tendue en travers, et en face se trouvait une armoire sculptée, ressemblant à un vieux buffet, pour ranger les ustensiles de messe, qui avait sans doute été placée auparavant dans une autre chapelle dans le même but. L’un des objets les plus importants était un gramophone avec haut-parleur, qui transformait acoustiquement la chapelle en cathédrale au début de la messe et ensuite avec la Toccata et Fugue BWV 565.

Fig. 16 Salle de la chapelle

La salle de la chapelle avait une si bonne acoustique que nos enfants y jouaient plus souvent de la flûte. Même si l’on ne comprenait pas les textes de la liturgie de la messe dominicale – je dois avouer que c’était plus souvent le cas – on ne s’ennuyait pas, car il y avait là aussi beaucoup à voir (Fig. 16 Salle de la chapelle). Le plateau de l’autel était posé sur un morceau de souche d’arbre bizarre. A droite et à gauche de l’autel, qui avait été avancé par le clocher, deux grandes fenêtres s’ouvraient sur la nature. Dehors, devant ces fenêtres, Jacques avait positionné des sculptures métalliques relativement grandes. A l’intérieur se trouvaient deux sculptures de saints en bois de la taille d’un homme, probablement issues elles aussi de la chapelle dont nous venons de parler, et donc pas de sa création. Ces sculptures avaient une multitude d’habitants en forme de vers qui mangeaient le bois des sculptures. Nous avons donc placé les sculptures dans un sac poubelle et les avons enduites de produit de protection du bois, puis nous en avons mis un deuxième par-dessus et avons entouré le tout de ruban adhésif « à la manière des Christos ». Mais les deux Christos n’étaient pas encore connus à ce moment-là. Plus d’un visiteur de la chapelle a dû être fortement surpris. Peut-être que les Christos étaient parmi eux et qu’ils s’en sont inspirés.

Fig. 17 Messe dans le salon

S’il faisait trop froid en hiver, l’oncle Jacques lisait parfois la messe dans le salon (Fig. 17 messe dans le salon).

A une hauteur de deux mètres et demi, les architectes avaient placé une bande lumineuse en plastique de différentes couleurs dans les murs latéraux. Le palier devant, une sorte de rebord de fenêtre, donnait une scène à vingt ou trente sculptures fabriquées par Jacques. A la hauteur de la dernière rangée de bancs, on pouvait accéder à une galerie. L’accès en était interdit par une porte composée, je crois, de dix caissons sculptés de provenance inconnue. Jacques conservait là-haut de très nombreuses sculptures. 

C’était presque devenu un rituel : à la fin de notre visite, ma famille montait dans la galerie et chacun d’entre nous pouvait choisir quelque chose pour l’exposer chez lui. Nos enfants ont également fait de bons choix très tôt.

La galerie était séparée de la salle de la chapelle par un écran en rotin et décorée d’une croix. Dans l’entrée de la chapelle, il y avait d’un côté une table avec des livres de prière et des revues d’église, et de l’autre côté, je crois me souvenir d’une sculpture faite à partir d’une racine d’olivier avec des éléments en métal. 

La sortie à double porte donne sur un parvis gravillonné, protégé par l’imposant toit qui, comme je l’ai dit, donnait à la chapelle des airs de gare de téléphérique. Dominique, le neveu de l’oncle Jacques et mon ami d’échange, et moi-même nous allongions parfois la nuit dans la large gouttière pour observer les nombreuses étoiles filantes des Perséides.

Fig. 18 La Bonnelle

Après avoir emménagé dans les locaux sous la chapelle, Jacques n’était pas sûr de pouvoir y rester longtemps. C’est pourquoi il a acheté un terrain avec les ruines d’une petite maison à quelques kilomètres de là, en direction de « La Gorra ». Celle-ci se trouvait sur le « Chemin de la Bonnella ». Il y construisit donc la « Bonnelle » (Fig. 18 la Bonnelle). La petite maison en pierre constituait le noyau de la « Bonnelle ». Il a agrandi l’espace devant et autour de cette maisonnette pour en faire un lieu d’habitation. Pour ce faire, il a construit un petit mur d’environ 40 cm de haut à une distance de cinq mètres des murs de la maisonnette, dans lequel il a fixé des poutres en T verticales. Il a formé le toit avec des poutres en bois. Entre les poutres, des profilés en T ont été soudés pour recevoir des vitres. Lors de ma première visite en 1967, j’ai pu aider à encastrer les vitres de la partie supérieure de la « Bonnelle », qui a été construite en premier. Le sol a été cimenté et recouvert de carreaux rouges, très répandus. La partie inférieure de la « Bonnelles » a été construite entre 1968 et 1972. Ici aussi, l’aménagement intérieur était bien sûr impressionnant. Directement à l’entrée, à droite, se trouvait un petit espace avec des meubles qu’il avait soudés, comme à son habitude, à partir de vieux sièges de voiture. À gauche, on déposait la vaisselle usagée dans une pierre de lavage alimentée en eau par un petit chauffe-eau à gaz. Au centre de la pièce, on pouvait prendre ses repas sur une table carrelée de taille similaire. Elle ressemblait à la table de la « salle à manger » de son appartement. Derrière, un espace séparé par des draps abritait les lits des invités. D’autres lits se trouvaient dans la petite maison où étaient également installés les toilettes et la « douche ». La cheminée qu’il avait construite à partir du capot d’une vieille grosse Citroën était impressionnante. Une fois allumées, des pommes de terre entourées de papier aluminium étaient enfoncées dans les braises. Par-dessus, il plaçait par exemple un poulet, fixé dans une sorte de grille pour le retourner. Jacques avait farci le poulet de romarin et de thym fraîchement cueillis devant la Bonnelle. Je devais reconnaître qu’il fallait s’y habituer, mais c’était délicieux. 

L’approvisionnement en eau était assuré, comme dans la chapelle, par un filet d’eau qui coulait en permanence d’un tuyau qu’il avait posé et qui était recueilli dans un bassin fermé. Un approvisionnement en eau sécurisé n’a été mis en place que vers la fin des années. D’où l’importance du passage quotidien aux réservoirs, qui était presque toujours salué par le message « l’eau coule ».

Le déroulement de la journée

Jacques se levait toujours avant nous, je ne peux donc pas dire grand-chose sur sa routine matinale. Lorsque nous nous retrouvions ensemble, il était lavé, frais et parfumé, malgré la simplicité des circonstances. En raison de l’eau courante et de la présence d’un chauffe-eau, il faisait sa toilette matinale dans la cuisine. Il était toujours bien rasé (mouillé). Il portait les cheveux très courts, coupés par ses soins à l’aide d’une tondeuse électrique. Avec l’âge, il portait un bonnet tricoté qu’il ne quittait plus de la journée pour des raisons de température. 

On pouvait toujours entendre qu’il travaillait à l’atelier, car, comme je l’ai déjà dit, il adorait la chaîne « France culture ». Les discussions qui s’y déroulaient, où tout le monde se coupait la parole, étaient impressionnantes. Seuls le disque à tronçonner (flex), la perceuse ou le soudage interrompaient sa perception de l’émission. En principe, il travaillait toute la journée, jusqu’à ce qu’il se retire le soir sur son « perchoir » en été et dans son bureau/chambre à coucher en hiver. Il travaillait tant qu’il faisait jour. Si ce n’était pas dans son atelier, c’était dehors. Il y avait toujours quelque chose à faire sur le terrain (Fig. 19 JR en train de planter.)

Fig. 19 Jacques Riousse en train de planter avec Philipp

Lorsque nous étions sur place, il ne nous gâtait qu’avec le repas d’arrivée, après quoi il laissait la cuisine à ma chère Gabi. C’est elle qui s’occupait du repas chaud du soir et de notre alimentation en général. Contrairement à nous, il diluait toujours le vin du repas avec beaucoup d’eau. 

Nous faisions nos courses au supermarché « Auchun » à « Trinité », juste avant Nice. Ou encore à « La Turbie ». Lui-même avait d’autres sources d’approvisionnement très avantageuses, dans lesquelles il se procurait des aliments juste avant la date de péremption.

Lorsque nous étions sur place, nous aidions aussi à planter ses cyprès pour les zones autour de la chapelle et de la Bonnelle. S’il faisait chaud, il fallait toujours les arroser les premières années.

Les premières années, nous avons fait beaucoup de randonnées, Peille, Cole de la Madonne, St. Agnes, Mont Agel etc. nous avons rendu visite à des amis (Père Luc) ou à des connaissances dans l’Alpe maritime, sur la côte ou à Nice (Alain Coussement), je ne me souviens pas de beaucoup de noms. Nous étions aussi souvent au bord de la mer à Cap d’Aille, dans une mini-baie et aussi à la « Pointe des Douaniers », qui demandait un peu plus d’exigence au décollage et à l’atterrissage (Fig. 20 Plongée).

Fig. 20 Preparation de la plongée

Jacques était un bon nageur. Plonger avec des lunettes et un tuba était une passion. Même les hautes vagues ne le dérangeaient pas (Fig. 21 JR dans les vagues). Dans son appartement, on pouvait trouver beaucoup de matériaux qu’il avait récupérés dans la mer: des poids de plomb de lignes de pêche, des coraux, des étoiles de mer et bien d’autres choses encore. Tout était utilisé dans ses œuvres.

Fig. 21 Jacques Riousse dans les vagues á Cap d´Ail

Oncle Jaques et notre petite famille

En 1971, Gabi et moi nous sommes mariés et c’est ainsi qu’en 1972, alors que nous n’avions pas encore d’enfants, nous avons pu nous rendre pour la première fois ensemble à St Martin de Peille dans notre vieille Opel grinçante. Il n’y avait pas encore d’autoroute et nous sommes donc passés par le col de Cuneo pour rejoindre la Côte d’Azur. Nous sommes donc arrivés épuisés, et en plus sa maison était pleine de visiteurs. Nous avons d’abord été installés dans l’inquiétant local à matériel pour dormir. Le lendemain, sa maison était vide et toute son attention était pour nous, peut-être un peu plus pour Gabi que pour moi. Il s’est réjoui de son « pull Vasarely » (Fig. 22) et il a également mentionné une ou deux fois la Vénus de Botticelli. Il est possible que sans ma Gabi, j’aurais eu plus de mal avec lui. 

Fig. 22 Gabi au port de Monaco et le pull « Vasarelli »

Dès que notre Julia (1974) a été en mesure de voyager, nous sommes retournés voir l’oncle Jacques. Il a également eu la gentillesse de la baptiser (Fig. 23 Baptême).

Fig. 23 Baptême de Julia 1976 à St. Martin de Peille

Les années suivantes, Caroline (1977) et Philipp (1979) nous ont rejoints. Aujourd’hui encore, ils parlent de jeux dans la « nature sauvage », le terrain d’aventure autour de la chapelle (Fig. 24 « nature sauvage »). Nos enfants ont toujours beaucoup dessiné, ils avaient toujours des crayons à papier. Ils étaient très contents de voir leurs dessins sous le plateau de verre lors de notre prochaine visite. Nous avions le sentiment qu’Oncle Jacques était pour eux une sorte de « grand-père » particulier et que lui aussi avait ainsi un peu l’impression d’avoir des petits-enfants. Les conversations entre eux étaient déjà impressionnantes : les enfants parlaient allemand et Jacques répondait en français. Et on avait l’impression qu’ils se comprenaient bien.

Fig. 24 « nature sauvage » en face de la chapelle

L’impression de son art sur moi

Un bref événement montre comment Jacques Riousse vivait dans l’art. Lors d’un de ces tours, ou plutôt promenades, que je viens d’évoquer et où nos enfants nous accompagnaient, ses yeux étaient toujours ouverts sur le matériel qui pouvait être transformé en sculpture. J’ai déjà mentionné que Jacques n’utilisait pas de métal neuf pour ses sculptures. Il devait déjà avoir eu une « vie » auparavant. Une vie qui pouvait aussi avoir apporté la mort à d’autres, comme de nombreux obus explosés avec lesquels on bombardait par exemple la forteresse du « Mont Agel », à l’est de St. Martin de Peille (Fig. 25 Berger en obus). 

Fig. 25 Berger en obus

Vers la fin de la guerre, quelques Allemands s’y étaient encore barricadés et ont été bombardés par des navires de guerre américains. Lors de la promenade mentionnée, nous n’avons pas trouvé de munitions mais une vieille poêle rouillée. Nous avons regardé l’oncle Jacques d’un air interrogateur lorsqu’il l’a emportée. Il nous a donné la réponse dans l’atelier, avec ses mains. Il a plié l’anse au milieu de la poêle rouillée et a créé un « corps ». Il a ensuite serré un côté de la poêle dans un étau et a plié d’abord un côté, puis l’autre, pour former un « manteau ». Au point de pliage, il a soudé une roue dentée qu’il a trouvée dans son stock de matériaux d' »inspiration », et la sculpture avait déjà une tête. Une plaque métallique a été soudée à l’anse qui dépassait le bord de la casserole et le « manteau » reposait sur un pied sûr.

Fig. 26 La Périnatologie dans la clinique obstétrique etgynécologique de « Klinikum Fulda »

Comme je faisais des recherches sur les causes et le traitement de la menace d’accouchement prématuré pendant ma période clinique et scientifique, je lui ai demandé un jour s’il pouvait résumer la périnatalité en une sculpture. Pendant deux ans certainement, je n’ai rien entendu. La troisième année, il avait créé une femme allongée, qui s’appuie mollement sur ses bras en arrière. Sur son ventre, un anneau stylise l’utérus d’où sortent les bras et les jambes d’un bébé (Fig. 26 La Périnatologie). Il a déclaré à ce sujet que la périnatologie actuelle, avec des procédés modernes comme l’échographie, permettait de résoudre la situation de boîte noire de la grossesse et que les thérapies actuelles étaient si efficaces que l’enfant avait toutes les raisons de se réjouir et que la mère pouvait profiter de sa grossesse en toute décontraction. La sculpture a été exposée pendant plus de vingt ans dans la clinique gynécologique de Klinikum Fulda, jusqu’à ce que mon successeur ne trouve plus de place pour la sculpture après le déménagement de la clinique dans un nouveau bâtiment.

En regardant ses sculptures, on découvre toujours qu’en regardant un objet, une structure, ses pensées créaient quelque chose de nouveau. Ce n’était pas seulement le cas pour les sculptures, mais aussi pour les taches d’eau qui apparaissaient au plafond et sur les murs à cause d’un toit non étanche et auxquelles il donnait une existence voulue avec un pinceau et de la peinture.

En de nombreux endroits de l’atelier et de l’appartement, des mobiles se déplaçaient dans un environnement rarement exempt de courants d’air. Des disques avaient été sciés quelque part dans des plaques de plastique pour fabriquer des boutons. Les déchets étaient idéaux pour y accrocher d’autres disques ou du matériel récupéré lors de ses plongées. J’ai déjà parlé du grand mobile de cintres dans la structure de l’atelier. En raison du poids des cintres, ceux-ci ne se déplaçaient que lentement, presque majestueusement.

Je ne l’ai jamais vu peindre. La plupart des tableaux ont également été réalisés à une époque où nous ne nous connaissions pas encore. Les tableaux montraient parfois du concret, parfois de l’abstrait et parfois seulement des motifs. Toujours bien proportionnés, souvent avec de nombreux détails qui incitaient à l’interprétation. Lorsqu’on lui a demandé ce que cela voulait dire, il a répondu, comme pour les sculptures, qu’il n’était pas bon que l’artiste donne un nom à un objet. Donner un nom à un objet gênerait le spectateur dans sa perception. « C’est le spectateur qui crée ». Ainsi, le spectateur participe à la création de la sculpture, car ce qu’il voit naît dans son esprit, et cela peut être tout autre chose que ce que l’artiste a vu.

Fig. 27 La Famille

Il ne faut pas oublier que Jacques Riousse n’avait guère de moyens financiers. De même, il n’y avait guère de toiles abordables après la guerre. Les premières années, il utilisait donc de la toile de jute grossière. Les couleurs étaient également de mauvaise qualité. Elles ne durcissaient pas correctement ou libéraient continuellement de l’huile, ce qui était clairement visible sur l’un de nos murs. Lors d’un nouvel accrochage, nous protégeons le mur avec du film alimentaire. Je ne me suis jamais lassé de certains de ses tableaux, comme le dernier cité. Elle représentait une famille nucléaire avec une mère, un père et un enfant (Fig.27 La famille). Les trois personnes se fondent en un tout. Ce tableau était également accroché dans la chambre où j’ai été hébergé lors de ma première visite à Saint-Martin-de-Peille, si bien que je l’avais toujours devant les yeux lorsque je m’endormais. 

Le thème de la famille ne m’a jamais quitté et a même conduit plus tard à la création de la Fondation allemande de la famille et de son école familiale. https://familienschule-fulda.de

Son influence sur moi

L’environnement

Je me permets ici d’en dire un peu plus sur moi, car je pense qu’on peut aussi déduire beaucoup de choses sur Jacques Riousse à partir de ce récit. J’ai déjà raconté comment je me sentais lorsqu’en 1967, à l’âge de 18 ans, j’ai quitté l’Allemagne, où il faisait généralement froid, et que je suis arrivé à Nice pour m’immerger dans l’air chaud et humide. Je m’étonnais de presque tout. L’oncle de Dominique était habillé très simplement, il roulait dans une voiture (2CV) dont on s’étonnait qu’elle roule. Sur le repas de midi, qui ne se composait pas comme souvent chez nous de pommes de terre, de saucisses et de sauce, mais qui pouvait aussi être un « pain bagnat ». Ou alors, le dimanche, lors d’une invitation à la « Ferme » de La Gorra, cela pouvait durer plusieurs heures. Beaucoup de plats différents dans la grande cuisine de « Tantine » qui, du haut de ses 80 ans, pouvait réciter par cœur toutes les fables de La Fontaine. C’était le plein été. Les fenêtres et les portes étaient toujours ouvertes. Il a fallu que je m’habitue aux nombreuses mouches, aux chiens et aux chats qui se promenaient dans la cuisine. C’était délicieux, mais pour mon système gastro-intestinal pas si endurci, c’était déjà une épreuve de plusieurs jours.

Jacques recevait plus souvent la visite d’un M. Poussin. Un professeur de Paris qui avait un petit appartement à Peille. Ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son Spider de MG, dans lequel j’ai pu l’accompagner une fois à Cannes. Quelle expérience pour le jeune homme de dix-huit ans que j’étais. Par beau temps, dans la décapotable, le bras et la tête nonchalamment posés – trop longtemps sans doute – par la fenêtre, j’avais tellement mal aux oreilles le soir que j’ai épuisé la réserve d’aspirine de Jacques. Mais je pense encore aujourd’hui à ce voyage fantastique. Ainsi, non seulement Jacques, avec sa pensée et sa manière de vivre, avec ses amis et ses connaissances, m’a ouvert des moments que je n’avais jamais vécus dans mon entourage de l’époque, mais il m’a aussi permis de découvrir de nouveaux horizons. Et je suis fermement convaincu que ces expériences m’ont marqué, m’ont fait aimer la France, les « Alpes maritimes » et la Côte d’Azur. 

Que l’on puisse garnir une tarte d’oignons et d’olives était pour moi inconcevable. J’ai pu savourer cette « tarte d’oignon » lors d’une fête dans un village de l’arrière-pays dont je ne me souviens pas du nom. Je me souviens d’une fête avec danse au son d’une fanfare à Peille et d’un bon repas – je crois que c’était une fête du 14 juillet. Je n’avais pas vraiment d’yeux pour les gentilles Françaises, car j’étais déjà amoureux de ma Gabi. Le retour à Saint-Martin-de-Peille s’est fait de nuit, à travers champs. Dominique connaissait le chemin et pour la première fois, j’ai vu des quantités de lucioles. 

Quelques artistes avaient aussi leur atelier à Peille, je me souviens vaguement de celui de Grothe-Mahé. Jacques avait accroché quelques-unes de ses toiles dans son appartement.

Fig. 28 L´ Univers

Sa pensée

Je ne peux pas rendre compte suffisamment de sa pensée, que je comprenais mieux avec l’âge et les discussions avec beaucoup de ses répétitions. Il serait trop difficile pour moi de décrire tout cela avec la précision nécessaire. Je pense qu’il était panthéiste. Non seulement l’infinité de l’univers revenait sans cesse dans ses sermons, mais elle transparaissait aussi dans certains tableaux et collages. Ainsi dans un tableau qu’il nous a offert (Fig.28 L´ Univers). Et il vénérait Blaise Pascal. Un livret contenant ses « Pencées » était toujours à sa portée. 

J’espère que sa nièce Anne Hajjar-Riousse et Mme Anne Zali, qui admirait l’œuvre d’art totale de Jacques Riousse, apporteront leur contribution à la présentation de sa pensée. Si j’en ai encore la possibilité, je veux également insérer sur son site Internet les interviews que j’ai réalisées avec lui.

Quelle influence a-t-il eue sur moi à travers son autre monde ? Je pense qu’il a assoupli chez moi une certaine étroitesse d’esprit, qui était certainement en partie acquise. Il m’a certainement rendu plus tolérant, et pas seulement dans les domaines de la nourriture et du sommeil. Il a renforcé mon courage d’essayer quelque chose, pas seulement sur le plan manuel, même avec la possibilité d’échouer. Il a eu une influence extrêmement positive sur mon sens de l’esthétique, sur mon sens des proportions. Il a probablement eu une influence dans de nombreux domaines que je n’avais même pas remarqués.

Jacques Riousse et les Allemands

Lors de ma première visite, je n’ai pas appris grand-chose sur sa relation avec les Allemands, ce qui était dû en grande partie à mes connaissances limitées du français. Je l’ai ressenti plus clairement par la suite, mais certainement de manière atténuée, car lors de ma deuxième visite, je suis arrivé à St Martin avec mon Gabi. Et Gaby se distinguait et se distingue toujours par un naturel attrayant qui n’a pas échappé à l’oncle Jacques. Peu à peu et avec une compréhension croissante du français, j’ai appris de Jacques la profonde aversion compréhensible envers l’Allemagne, qui avait apporté tant de souffrances aux gens pendant deux guerres mondiales. D’une manière générale, il avait une vision plus nuancée de l’Allemagne. Il a décrit de manière très positive un voyage à travers l’Allemagne, probablement en 1936, où il a fait la connaissance de deux filles qu’il a décrites comme très gentilles. Comme elles avaient en partie les mêmes destinations, elles ont pédalé ensemble pendant un certain temps. Au cours de ce voyage, il a visité Düsseldorf, Cologne et également le monastère de Maria Laach dans l’Eifel. 

La période en tant que soldat a dû être terrible. Dunkerque l’a tellement bouleversé que, bien des années après la fin de la guerre, il a continué à représenter d’horribles scènes de guerre dans ses tableaux (illustration Guerre).

Il a été fait prisonnier, je crois en 1940, à Stargad en Poméranie occidentale, non loin de Stettin, aujourd’hui Szczecin en Pologne. Là-bas, il n’a pas seulement passé du temps dans un camp, mais a également été affecté à une ferme. Il parlait souvent avec émotion des paysans. Pour les jours de fête, le repas était dressé dans le salon, qui n’était pas utilisé autrement. Comme ils n’avaient pas de nouvelles de leur fils Horace, du même âge que Jacques, qui combattait sur le front de l’Est, pendant des mois, Jacques devait prendre sa place à la droite de son père, lui, le soldat ennemi. 

Mais comme il était également affecté à d’autres endroits et que la situation était globalement extrêmement incertaine, il pensait toujours à la fuite. Mais comment s’orienter ? Il a commencé à mémoriser les constellations avec un livre de la bibliothèque du camp. Plus tard, il les connaissait si bien que, debout sur le toit de la chapelle, il nous montrait dans le ciel clair non seulement les constellations, mais aussi les planètes. Lors d’une de nos visites, nous lui avons apporté un télescope et il nous a aussitôt montré les satellites de Jupiter. Pour moi aussi, ce fut une illumination, car les lunes qui tournent autour de Jupiter permettent de se rendre compte de l’espace de notre système solaire.

Nous étions heureux que Jacques n’ait pas mis en œuvre son plan d’évasion. Il ne serait probablement plus en vie. De plus, il a pu rentrer en France pendant la guerre, en 1942, en vertu de la Convention de Genève, alors qu’il était soldat dans les services sanitaires.

Nous avons beaucoup ri lorsque Jacques a raconté qu’il avait appris trois mots allemands en captivité : « Raus, raus – Kartoffel – Sabotage ! » 

Lors de nos visites à Saint-Martin, nous avons fait de nombreux tours sur la côte mais aussi dans l’arrière-pays entre Vintimille et Cannes. Quand il voyait un pont routier ou ferroviaire détruit, il disait : « Ce sont les Allemands qui l’ont détruit ». Si nous lui montrions un pont intact, il disait : « Les Allemands l’ont oublié ». 

D’année en année, le ressentiment s’est perdu. La relation est également devenue de plus en plus intime lors de ses visites en Suisse, où nous avons vécu six ans, et en Allemagne. Nos enfants voyaient l’oncle Jacques comme leur grand-père. C’était beau de voir comment ils se comprenaient, l’un parlant allemand, l’autre français, un seul cœur et une seule âme.

L’objectif que s’étaient fixé Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, à savoir rapprocher par des échanges de jeunes les deux pays toujours ennemis, a sans doute été plus qu’atteint, du moins dans nos familles. Espérons que les futurs dirigeants de nos États continueront à promouvoir cette valeur, le rapprochement de nos deux pays.

Fig. 29 À Viztnau, lac des Quatre-Cantons

Visites chez nous en Suisse et en Allemagne

Lorsque nous avons déménagé de Marburg à Zurich en 1980, j’avais obtenu un poste de médecin-chef à la clinique gynécologique de l’université, Jacques avait déjà 70 ans et était naturellement de plus en plus immobile. Cela nous a donné l’idée de l’inviter chez nous et de lui rendre un peu la pareille pour la possibilité de lui rendre visite et de passer des vacances à Saint-Martin. Nous lui avons envoyé un billet d’avion ou de train, je ne me souviens plus très bien, et une fois arrivés à Zurich, nous avons planifié des tours dans tout le pays pendant une semaine (Fig 29 Vitznau en Suisse).  Je me souviens encore très bien d’un tour, car il était venu à Viztnau il y a plus de 40 ans et me parlait toujours de Vitznau. Et c’est ainsi que nous nous sommes mis en route pour le lac des Quatre-Cantons, dont nous avons fait le tour sous un soleil radieux. Nous n’avons pas non plus manqué les expositions au Kunsthaus. Je ne sais plus combien de fois Jacques est venu à Zurich en été. De retour en Allemagne, nous allions le chercher à l’aéroport de Düsseldorf les premières années. 

Fig 30. Jacques dans une village en Suisse

– Les vols avaient d’ailleurs un effet secondaire artistique. Il collectionnait les magazines en papier glacé qui étaient toujours exposés dans l’avion. De retour chez lui, il s’inspirait de la structure et des couleurs et transformait les photographies en nouvelles petites œuvres d’art avec différentes couleurs. Certaines d’entre elles étaient très impressionnantes. – 

Nous avons d’abord habité à Herne, où se trouvait la clinique gynécologique de l’université de la Ruhr à Bochum. C’est là que mon domaine de recherche, l’obstétrique et la périnatologie, lui a inspiré la sculpture « La périnatologie », que j’ai décrite dans le chapitre précédent. Une ancienne forge jouxtait l’arrière-cour de notre appartement et nous avons pu la louer pour y aménager un petit « musée » avec les œuvres de Jacques qu’il nous avait offertes jusque-là. 

Après le décès de mon père, ma maison familiale à Duisburg-Marxloh ne serait plus habitée que par ma mère. Elle avait besoin d’une remise en état urgente. Dans l’idée d’y investir notre loyer, nous nous y sommes installés une fois les travaux de rénovation terminés. Je n’ai pas trouvé le trajet quotidien entre Herne et Duisbourg (près de 40 km) pénible, car il était notamment compensé par un bel habitat. Là aussi, nous avons pu exposer les œuvres de Jacques dans l’ancien cabinet de mon père et dans toute la maison. Jacques a continué à profiter des invitations à venir chez nous. Et nous avons ainsi pu lui montrer de nombreuses curiosités de la grande région Rhin-Ruhr, du Bas-Rhin jusqu’à Cologne. 

C’est en pensant que Jacques allait devoir passer Noël seul dans son appartement froid sous la chapelle de Saint-Martin que nous avons décidé de passer Noël avec lui. Les premières fois, il est venu à Duisbourg, puis à Fulda, où nous sommes ensuite allés le chercher à l’aéroport de Francfort. Alain Coussement, un ami de Jacques et également actif dans la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », créée entre-temps avec sa nièce Anne Hajjar-Riousse, l’a chaque fois amené à l’aéroport de Nice. Je crois que la dernière fois qu’il est venu à Fulda, c’était en 2000. Le vol et l’orientation dans l’aéroport étaient de plus en plus fatigants pour lui. Nous avions été heureux qu’il fasse encore le voyage à presque 90 ans. 

Avec le « Kunstverein Fulda », nous avons pu organiser une imposante exposition de ses œuvres (Fig. 34). Nous y reviendrons plus tard. 

Classement de son art

J’ai toujours trouvé très dommage que plus de gens ne puissent pas profiter des œuvres de Jacques. Mais une base pour cela est une certaine notoriété. Les artistes y parviennent en vendant leurs œuvres, généralement par le biais d’une galerie. Les galeries font une certaine publicité pour générer des clients. Mais Jacques ne cessait de répéter « je ne veux pas me mettre dans le commerce ». 

Très tôt, j’ai commencé à photographier ses tableaux et ses sculptures lors de tous nos séjours à St Martin de Peille. (Entre-temps, j’ai numérisé une vaste collection et créé des tableaux Excel des œuvres). J’ai également réalisé des interviews dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, tant bien que mal. Elles doivent également être prises en compte sur son site Internet. 

Pendant mon séjour à l’université de la Ruhr à Bochum, j’ai pris contact avec le directeur de l’institut d’histoire de l’art de l’époque dans le but d’établir une vue d’ensemble des œuvres et de la vie sous forme de thèse de doctorat. J’étais déjà bien avancé dans les négociations. Seulement en dernier lieu, le candidat, qui parlait aussi français, a trouvé un sujet nettement plus facile.

Après mon départ à la retraite, j’ai repris le fil de la création d’un souvenir durable de Jacques. Un site Internet multilingue a été créé www.jacques-riousse.de. Une fois les catalogues d’œuvres à peu près complets et après avoir photographié en haute résolution les œuvres qui se trouvaient chez nous, j’ai pris contact avec la Fondation franco-allemande pour l’histoire de l’art à Paris. J’y ai reçu l’avis qu’il s’agissait d’un artiste intéressant et qu’il valait la peine de le classer. J’ai pris contact avec les experts proposés. Le directeur de l’Institut d’histoire de l’art, le professeur Wolfgang Brassat, ne se considérait pas comme un expert de la période artistique « 20e siècle » et m’a renvoyé vers le directeur de l’Institut d’histoire de l’art d’Erlangen, le professeur Hans Dickel. J’avais envoyé à ces deux personnes un important livre de photos contenant un grand nombre de clichés dont je disposais. Une sélection représentative des œuvres de Jacques. Le professeur Dickel m’a écrit son évaluation : … « On reconnaît qu’il a travaillé sérieusement sur le plan artistique. Mais mon appréciation ne change pas fondamentalement. (Il avait donné une première évaluation très négative après avoir consulté le site web susmentionné). En comparant ses sculptures soudées à partir de ferraille avec celles de Julio Gonzalez et Pablo Gargallo, qui ont fait des choses similaires dès après la Première Guerre mondiale, vous reconnaîtrez probablement aussi que Riousse n’était pas un sculpteur travaillant de manière originale – mais justement un sculpteur travaillant de manière secondaire, aussi dur que cela puisse paraître. Dans la peinture aussi, je vois partout des modèles, de Georges Rouault, Wols, Dubuffet, de tout l’art brut, mais aussi de Fernand Léger ou même de Marc Chagall, Riousse a suivi le style des années 1950 et l’a fait avec talent, mais je ne vois pas en lui un artiste singulier et significatif pour l’œuvre duquel le public développerait de l’intérêt. La concurrence entre les artistes est plus impitoyable et plus dure que dans la plupart des secteurs de la société ».

J’ai consulté sur Internet les exemples d’artistes cités par le professeur Dickel et je ne peux partager son évaluation que pour les tableaux, mais pas pour les sculptures.

L’odyssée de ses œuvres

Au cours de ses dernières années à Saint-Martin-de-Peille, Jacques a exprimé à plusieurs reprises sa crainte qu’après sa mort, son art soit détruit pour cause de désintérêt. Se référant à ses sculptures, il a dit à plusieurs reprises : « J’ai peur que mon art ne finisse chez le ferrailleur », que ses sculptures finissent chez le ferrailleur. Nous avons donc décidé de ramener le plus d’œuvres possible en Allemagne. Avec ma sœur Ruth, qui a mené une vie de peintre pendant quelques années après ses études d’art, nous sommes parties pour Saint-Martin dans un camion de location et avons essayé en trois jours de numéroter et de peser toutes les sculptures, car nous ne voulions pas non plus surcharger le camion. Avec le camion de location plein à craquer, nous sommes ensuite retournés en deux jours à Duisbourg, où nous habitions à l’époque, non sans que la conduite d’alimentation du système d’injection diesel n’éclate. Mais un mécanicien français expérimenté a pu réparer les dégâts.

Il y avait de la place pour entreposer les œuvres à l’hôpital Sainte-Elisabeth d’Essen. On m’y avait d’abord promis un poste de directeur de la clinique gynécologique. Rétrospectivement, je suis très heureux que cet accord ait échoué, car le poste correspondant à la clinique de Fulda était bien meilleur. J’ai pris ce poste en 1997.

Fig 31. L’art dans la piscine

Comme on ne voulait pas de moi à Essen, on ne voulait plus non plus stocker les œuvres de Jacques. On loua à nouveau un camion, on tira les œuvres du grenier de l’hôpital Elisabeth, on les chargea et on les transporta au rez-de-chaussée d’un ancien foyer d’infirmières à Fulda. L’œuvre n’y est pas restée longtemps. La maison que nous avions louée à Fulda était assez belle. On y avait également ajouté une piscine, qui ne fonctionnait plus depuis de nombreuses années (Fig 31. L’art dans la piscine). Mais c’était idéal pour y entreposer les œuvres. Le transport suivant. Comme la maison devait être vendue, nous avons dû chercher un nouvel endroit non seulement pour nous, mais aussi pour les tableaux et les sculptures. Nous les avons trouvés dans un petit village des environs. Et c’est ainsi que l’art de Jacques Riousse est arrivé dans le petit village de Rhön à Wisselsrod. Ils y sont probablement restés trois ans. Entre-temps, la nièce de Jacques, Anne, et son mari Geniès Imbert avaient rénové la « Bonnelle » de Jacques de manière à ce qu’on puisse non seulement y vivre, mais aussi y entreposer les œuvres. (Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert /Fig 33. Geniès avec remorque)

Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert

La plupart des sculptures sont donc revenus en France à la « Bonnelle ».

Fig 33. Geniès avec remorque

Les dernières années

Après avoir déménagé à Fulda, Jacques n’a pu nous rendre visite qu’une seule fois. C’était à Noël 1999. Déjà, aller le chercher dans l’immense aéroport de Francfort n’était pas facile, car nous devions le faire appeler pour le trouver. Le bruit et l’agitation l’ont tout simplement fait partir en courant au lieu de l’attendre au bureau d’information. C’était trop pour lui. Pendant son séjour chez nous, nous avions organisé une grande exposition avec l’association artistique de Fulda sous le titre : « Schöne Bescherung » L’exposition dans le « Passage zum halben Mond » a été prolongée en raison du grand intérêt qu’elle suscitait et a fait l’objet de nombreux reportages dans les médias. Nous avons pu convaincre notre fils Philipp d’animer musicalement le vernissage (Fig 34. Exposition à Fulda 1998/1999, l’affiche de l’exposition). Je crois que c’était sa dernière exposition. Les tableaux et les objets que nous avions rassemblés formaient un bel ensemble. Et pour la présentation des objets, les professionnels de l’association artistique avaient fait du bon travail.

Fig 35. 90e anniversaire

Pour son 90e anniversaire, ma femme Gabi et moi sommes allés à Nice. La fête d’anniversaire a eu lieu dans le restaurant (Fig 35. 90e anniversaire) qui se trouvait à 30 m en amont de la route, Jacques était déjà très limité, mais il vivait encore seul dans son appartement sous la chapelle. Alain Coussement, qui avait créé avec la nièce de Jacques, Anne, la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », a raconté qu’on lui avait demandé à plusieurs reprises s’il ne préférait pas aller vivre dans une maison de retraite. Il a toujours refusé. Nous aussi, nous lui avons demandé à plusieurs reprises s’il ne pourrait pas s’imaginer vivre chez nous.

L’hiver suivant, Anne Hajjar-Riousse m’a téléphoné. Il se sentait mal. Il serait tombé et serait resté allongé dans le froid devant la chapelle pendant une période indéterminée. Que fait Jacques dehors en hiver ?  Maintenant, il faut savoir qu’au début de son séjour à Saint-Martin-de-Peille, il n’y avait pas encore de ramassage des ordures. Jacques s’occupait donc lui-même de ses déchets. Il a compacté les déchets biologiques dans de petites terrasses qu’il a disposées autour de la chapelle. Il a ainsi gagné un terrain praticable supplémentaire. Tout le sol autour de la chapelle était fortement en pente. Il a brûlé les déchets non biologiques, comme beaucoup dans toute la région jusqu’en Italie. Nous l’avons souvent senti lorsque nous nous approchions de Nice en voiture en venant de Gênes.

Fig 36. 92e l’anniversaire á la maison de retraite de Peille

Lorsque Jacques a été retrouvé, il ne réagissait pas et n’avait pas retrouvé sa conscience. On l’a donc envoyé à la maison de retraite de Peille, d’abord à l’infirmerie, puis on lui a attribué une chambre, comme à tous les autres pensionnaires de la maison. Quand nous lui rendions visite, il nous regardait sans doute, on pensait qu’il nous reconnaissait aussi, surtout les enfants. Nous ne pouvions plus nous parler. Mais nous avions l’impression qu’il se sentait bien. La photo (Fig. 36) a été prise dans le café de la maison de retraite. Après son 90e anniversaire, nous sommes encore allés une ou deux fois à Peille. Une fois, nous nous sommes rendus à Nice avec nos enfants Julia et Philipp. C’est là que nous avons rencontré Anne Hajjar-Riousse et son partenaire Geniès Imbert (Fig. 37. 93e anniversaire). Je m’en souviens d’autant plus que la veille du départ, j’ai eu des coliques néphrétiques qui n’ont pu être parées qu’avec des perfusions analgésiques. J’ai utilisé la porte de la penderie de l’hôtel comme porte-perfusion, après avoir réussi à poser moi-même l’aiguille de perfusion. 

Fig 37. 93e l’anniversaire (Anne, Julia, Gabi, Jacques, Geniès, Philipp)

Comme Anne nous l’a raconté, Jacques est devenu de plus en plus faible, si bien qu’il est mort le 4 décembre 2004. Avec de nombreuses personnes, j’ai pu moi aussi lui dire adieu au cimetière de Peille, jusqu’à ce que le casier dans lequel son cercueil a été glissé soit fermé. 

Son influence sur moi, sur nous et sur nos enfants se poursuit au-delà de sa mort. J’ai beaucoup appris de lui et je pense à lui tous les jours.

Le courage de commencer quelque chose sans savoir si on le finira, de chercher des solutions, d’improviser, sa confiance et son amour pour les gens ont fortement influencé ma vie familiale, scientifique et professionnelle. Même si, plus tard, j’ai beaucoup appris de beaucoup d’autres personnes. Jacques Riousse, l’oncle Jacques, m’a ouvert une porte et je lui en suis reconnaissant.

Ludwig Spätling                                                                                                                       

Fulda, 15 février 2024

Oncle Jacques et les Spätlings

L’amitié entre Jacques Riousse et la famille Spätling

Un mot avant

Bien sûr, je ne sais pas ce qu’aurait été ma vie sans Jacques Riousse, mais connaître sa vie et sa pensée a fortement influencé la mienne. A la maison, j’avais déjà la belle vie. Les parents étaient généralement affectueux. Je m’entendais bien avec mes cinq sœurs. J’aurais sans doute dû prendre l’école plus au sérieux, mais je m’en suis à peu près bien sorti et notre groupe de jazz avait une grande importance dans ma vie quotidienne. Mais la pensée et l’action dans notre foyer catholique étaient déjà étroites, d’un point de vue actuel. Mais nettement plus libérale que dans beaucoup d’autres familles, Même si notre maison offrait beaucoup d’espace et était ouverte à beaucoup, elle se trouvait à Duisburg-Marxloh, une région généralement grise de la Ruhr, où l’on sentait et voyait ce que l’on respirait. Dans cette lumière (ou cette ombre), on peut voir que tout ce que j’ai pu connaître dans l’environnement de Jacques et à travers lui a été absorbé par moi.

Tout dans la vie de Jacques était si différent de la mienne. Elle paraissait souvent simple, improvisée, modeste dans son équipement, ses vêtements et sa nourriture, lumineuse dans l’art qui l’entourait, qu’il façonnait. Il vivait dans une œuvre d’art totale.

Comment ai-je connu Jacques Riousse ?

Permettez-moi de revenir un peu en arrière pour répondre à cette question. En 1965, encore sous le coup des terribles guerres, Charles de Gaule et Konrad Adenauer ont réfléchi à la manière dont ils pourraient transformer l’hostilité séculaire entre la France et l’Allemagne en une amitié durable. Leur idée d’unir les pays a abouti en 1963 à l’amitié franco-allemande, scellée par le traité de l’Élysée. La meilleure façon de faire grandir l’amitié est de réunir déjà les jeunes des deux pays. Cela a entraîné la création d’un grand programme d’échange. J’ai pu en profiter moi aussi. Dans le cadre d’un « Club des quatre vents » créé à cet effet, des familles similaires ont été sélectionnées dans les deux pays. C’est ainsi que Dominique Riousse m’a été attribué dans une famille de six enfants (quatre filles, deux garçons) (Figure 1). Dans ma famille, il y avait en effet cinq filles et moi. Afin de minimiser les éventuelles difficultés interpersonnelles, le club tenait également compte de la position sociale des familles. 

Figure 1: La famille Michel Riousse et moi-même à Sarzeau.
derrière, à partir de la gauche: Christine, moi-même, Mme Riousse, Chantal, M. Riousse, Hugue. premier de gauche: Gast, Beatrice, Dominique

C’est ainsi que nous sommes partis en été 1965 en Bretagne, car la famille Michel Riousse de Bordeaux y possédait une maison de vacances, une ancienne ferme transformée, dans le golfe du Morbihan. Michel était le jeune frère de Jacques. J’ai passé trois semaines formidables dans cette famille qui m’avait si chaleureusement accueilli. La grand-mère, Mme Mançeron, vivait maintenant à Paris. Nous avons pu lui rendre visite sur le chemin du retour. Il y avait aussi un certain Oncle Jacques, un artiste et prêtre qui vivait et travaillait près de Nice.

Deux ans plus tard, mes parents étaient sans doute si heureux que j’aie obtenu mon baccalauréat qu’ils m’ont offert un vol pour Nice. Oncle Jacques et mon ami d’échange Dominique sont venus me chercher à l’aéroport. Je n’avais encore jamais vu de palmiers ni respiré un tel air subtropical, un autre monde. Nous avons ensuite pris un « canard » pour nous rendre à St Martin de Peille par la moyenne et la grande corniche. De loin, on voyait déjà la chapelle moderne (Figures 2, 3, 4). Elle ressemblait à une station de téléphérique. C’est ici qu’il habitait et travaillait. Au-dessus du portail, une grande sculpture devant une fresque. Le soleil brillait dans le ciel bleu, les grillons sifflaient et un parfum flottait dans l’air. J’étais transporté.

Figure 2: La chapelle á St. Martin de Peille

Figure 3: La chapelle á St. Martin de Peille d’est

La vie simple à St. Martin de Peille

Je crois que c’est à ce moment-là que le « plat du jour » m’a été offert pour la première fois : Tout ce qui restait des derniers repas était mis dans une poêle qui, avec beaucoup d’autres, formait une œuvre d’art pratique (Figure 5).

Fig.5 Les caseroles

Un peu d’huile d’olive, des pommes de terre ou du riz, de l’ail, un peu de jambon ou de saucisse, peut-être aussi du fromage. Sans oublier les tomates et par-dessus un œuf, le tout bien assaisonné, et voilà. C’est délicieux. Au petit déjeuner, on se grillait une tranche de pain blanc sur une sorte de passoire posée sur une flamme du four à gaz. Si on la descendait assez vite avant qu’elle ne brûle, on pouvait la tartiner de confiture. Jacques aimait boire du Nesquik avec. On pouvait aussi préparer son café comme un Nescafé ou un Bialetti. Le café moulu était ensuite collecté pour la culture de plants de cyprès qui, lorsqu’ils étaient suffisamment grands, étaient mis en terre sur le terrain de la Bonnelle. Les boîtes de Nesquik étaient d’ailleurs importantes pour la cueillette des herbes. Les « herbes de Provence » qu’il cueillait lui-même – beaucoup poussaient sur le terrain de la chapelle – lui servaient à faire une infusion. Elle sentait bon, avait bon goût après une certaine accoutumance et était diurétique. Nous y reviendrons plus tard. Au fur et à mesure de son immobilisation, il ne mangeait plus de ce pain rond qui devait toujours être acheté frais chez le boulanger et qui durcissait très vite. Il mangeait des biscottes. Les cartons d’emballage sont également devenus de nombreux tableaux de même format. Ce n’est que maintenant que j’arrive à les accrocher, avec des fils sur une baguette, quatre transversalement, huit verticalement.

Fig. 6 Le plan du appartement

L’appartement

De mémoire, j’ai dessiné le plan pour mieux m’orienter (Fig. 6 illustration du plan). Dans la cuisine, j’ai vu pour la première fois la « cocotte minute », la marmite à vapeur, dont nous n’avons jamais voulu nous passer par la suite. Mon attitude vis-à-vis de l’hygiène s’est avérée exagérée. Les assiettes et les casseroles n’étaient pas forcément lavées, elles étaient juste essuyées, dans la mesure du possible, avec du papier journal. Il y avait une raison à cela. La plupart des maisons de Saint-Martin-de-Peille, et il n’y en avait pas tant que ça là-haut en 1967, n’étaient pas raccordées au tout-à-l’égout. C’est pourquoi on utilisait pour les eaux usées une « fosse septique », un double réservoir dans lequel les eaux usées s’écoulaient d’abord dans un premier réservoir hermétiquement fermé contenant des bactéries anaérobies, avant d’être confrontées aux bactéries aérobies dans le deuxième réservoir. Ensuite, le liquide aqueux un peu trouble, mais pas malodorant, pouvait être relâché dans la nature. Il confirmait toujours l’utilisation de produits de rinçage et de nettoyage par la phrase : « ne tue pas mes microbes ». A-t-il déjà vu une « fosse septique » se retourner ? 

Dans la cuisine, il conservait la porcelaine et les couverts sur une étagère ouverte, de sorte que tout était légèrement terni. Il s’agit plus d’un « défaut esthétique » que d’un véritable problème d’hygiène. Néanmoins, à notre arrivée, nous avons commencé par laver les assiettes, les tasses et les verres que nous allions utiliser pendant notre séjour.

Jacques avait deux réfrigérateurs L’un servait à la réfrigération, l’autre à la cuisine. Ou l’activait lorsqu’il y avait beaucoup de visiteurs. Donc nettement plus de personnes que notre petite famille. Des casseroles et des poêles étaient accrochées au mur et ressemblaient à un collage (Fig. 5 Les casseroles et des poêles). A l’intérieur, un miroir entouré de fil de fer pour le rasage quotidien. A côté, un petit chauffe-eau. En dessous, l’évier qu’il utilisait également pour sa toilette matinale. La cuisinière à côté, tout comme le chauffe-eau, fonctionnait au gaz. Et il avait une bouteille de gaz en réserve sous l’évier.

Les repas du soir étaient toujours pris en commun. On avait beaucoup de temps. Après le « plat du jour », il y avait toujours des fruits ou du fromage. Il buvait toujours un peu de vin rouge de pays avec beaucoup d’eau. Souvent, il y avait du thé, un thé très spécial. 

C’est le vieux « Curé de Peille » qui lui a donné l’idée. Le curé parcourait les montagnes locales et cueillait des herbes médicinales pour en faire des thés très particuliers. Il avait gagné tellement d’argent avec ses thés qu’il avait pu construire la chapelle sous laquelle Jacques avait son appartement et son atelier. Jacques racontait que Churchill comptait également parmi les clients du « Curé ».

Ce magicien du thé a inspiré Jacques à faire sécher les herbes les plus diverses (romarin, thym et des herbes que nous ne pouvions pas connaître) et à les faire infuser dans de l’eau chaude. Il conservait tout un arsenal de ces herbes dans des boîtes jaunes « Nesquik » qu’il avait rangées dans des caisses dans la « salle à manger ». Une cuillère de miel accompagnait les « petites sannes ». Je ne peux plus dire quel mélange était particulièrement diurétique. Le sommeil, je pense, était encore plus profond que d’habitude, là-haut, dans le silence, si ce n’était pas le mélange diurétique.

Fig. 7 La Salle à Manger

J’ai déjà décrit la cuisine. La « salle à manger », à laquelle on accédait directement depuis la rue, était également impressionnante, notamment par la taille de la table, qui pouvait accueillir cinq personnes sur les côtés et deux en tête (Fig. 7 Salle à manger). Il avait sans doute conservé des carreaux de sol carrés rouges, de sorte qu’il avait pu construire une table aussi confortable pour les grandes tablées. Il n’y avait pas de place libre sur les murs. Partout, il y avait des tableaux que Jacques avait sans doute échangés avec d’autres peintres contre les siens. Mais aussi des siens propres. Je me souviens d’une représentation du Christ avec un morceau de pain dans la main, comme un extrait d’une représentation de la Cène. Entre les tableaux, il avait des objets trouvés dans la mer, qu’il avait généralement lui-même trouvés lors de trocs, des coraux, des étoiles de mer, des poids de filets de pêche, etc. Ces objets étaient parfois placés de manière à masquer les défauts de couleur du mur. Il n’a pas repeint les formes des défauts de peinture sur les plafonds, qui étaient dus à des fuites. Elles lui ont inspiré de nouvelles œuvres d’art, non seulement dans la « salle à manger » mais aussi dans toutes les chambres. Les fuites étaient un problème. Je pense que la construction de la chapelle n’a pas été achevée, ou pas assez précisément. Il s’agit en effet d’une construction audacieuse et impressionnante. Pour la terminer, le curé de Peille n’avait sans doute pas réussi à réunir assez d’argent. 

Au fil des années, Jacques a couvert un grand espace au-dessus de l’appartement, se créant ainsi encore plus de place pour ses sculptures et pour le matériel qui pourrait éventuellement être utilisé dans des œuvres d’art.

Son bureau était petit et encombré de classeurs et de livres. Au cours des premières années, il l’utilisait essentiellement pour l’administration, la lecture et les appels téléphoniques. Vers la fin de sa vie, il y a également déplacé son lit et y a passé du temps, surtout pendant la saison froide, car cette petite pièce était relativement facile à réchauffer grâce à son petit chauffage à convection à huile. Il pouvait y faire très froid. Une fois, alors que nous ne pouvions lui rendre visite qu’à Pâques, il faisait si froid qu’on pouvait voir le souffle devant la bouche dans l’appartement.

Fig. 8 Le salon et ma femme Gabi

Quand il faisait plus frais, il accrochait également une grande couverture grossièrement tricotée et décorée d’ornements qu’il avait lui-même conçus devant la grande porte vitrée du salon. Le salon (Fig. 8. Le salon) m’a fortement impressionné, car il y avait réutilisé de vieux sièges de voiture. Comme il savait souder, il a soudé quelques pieds sous de vieux sièges de voiture et les fauteuils étaient prêts. Une petite table basse a été créée grâce à un support en verre sur lequel a été posée la vitre arrière d’une vieille Citroën. De même, une petite table de lecture avec une lampe intégrée a été créée. Un morceau de plastique translucide était plié autour de l’ampoule électrique et produisait une lumière agréable le soir. Deux sièges de la taille d’un lit pouvaient également remplir leur double fonction. Un gramophone n’était que rarement utilisé. On discutait la plupart du temps – si nos modestes connaissances en français le permettaient – et la musique de Bach ou de Sidney Bechet avait tendance à nous distraire. Dans un panier en fil de lait, on trouvait au moins une bouteille de pastis, qui était plutôt destinée aux invités qu’à lui. Dans le salon également, tous les murs étaient recouverts de tableaux, pour ne pas dire recouverts. Un mobile donnait du mouvement à la lumière du plafonnier. Ici aussi, le dégât des eaux avait inspiré la décoration du plafond. Dans un coin se trouvaient quelques chaises empilées qui servaient également lors des célébrations de messes. En effet, il faisait parfois si froid dans la chapelle que la célébration de la messe était déplacée dans le salon, un peu moins froid.

Fig. 9 Jardin d’hiver et Jacques Riousse

Au fil des années, les fenêtres et les portes ne fermaient pas mieux, c’est pourquoi l’aménagement d’un jardin d’hiver devant la grande porte vitrée du salon était également une bonne idée pour des raisons thermiques (Fig 9 Jardin d’hiver). Il avait également fabriqué lui-même les parois vitrées du jardin d’hiver et les avait embellies de différents ornements. C’est là qu’il s’asseyait souvent pour lire son journal. C’est là aussi que nous avons mené les interviews enregistrées en vidéo, qui sont également reproduites sur le site Internet que nous avons créé pour lui.

Fig 10 Culture des cyprès

A droite de la porte, il avait sa noria de cyprès dont il faisait germer les graines dans un bac en polystyrène. Il isolait les petits plants pour les faire pousser en plusieurs étapes dans des bouteilles en plastique coupées en deux de manière à ce qu’ils grandissent (Fig 10 Culture de cyprès). Une fois qu’ils avaient atteint une taille raisonnable, il les plantait sur le terrain de la « Bonnelle », sur lequel je reviendrai plus tard. Il a ainsi planté une infinité d’arbres dans un paysage aride. J’ai suivi les changements depuis plus de vingt ans. Le jardin d’hiver était idéal pour la culture.

Fig. 11 Chambre à choucher et ma femme Gabi

Du salon, on accédait à un couloir sombre d’où partaient, à gauche, deux chambres à coucher de peut-être sept mètres carrés. C’est dans la première que nous logions le plus souvent (Fig 11 chambre à coucher). En plus de l’étroit lit double, on y trouvait aussi un lit pliant pour notre plus jeune, Philipp. Un petit secrétaire n’agrandissait pas la chambre. Nous avons aussi appris à respecter une hygiène corporelle convenable près du petit évier avec de l’eau froide courante. Lorsque l’on ressentait le besoin de prendre une douche, on faisait couler un peu d’eau chauffée dans un chauffe-eau à gaz dans une cuvette et on utilisait un espace séparé au fond de l’atelier. Cet espace pouvait également servir de cuisine de secours. On y posait donc une bassine dans l’évier et on se faisait une toilette complète. Cela fonctionnait pour nous, les adultes, mais nos enfants s’y étaient aussi rapidement habitués (Fig 12 Salle de bains).

Fig 12 Salle de bain avec Philipp

Dans la deuxième chambre, Jacques avait dormi au début, jusqu’à ce qu’il ouvre son lit dans son bureau. Parallèlement à la chambre à coucher s’ouvrait un espace sans porte, séparé par un rideau en plastique. C’est là qu’il entreposait les matériaux les plus divers. Des lits pouvaient également y être ouverts pour nos deux filles, Julia et Caroline. Je ne sais plus si cette pièce comportait un autre espace séparé pour le matériel, avec une fenêtre donnant sur l’atelier.

En face de cette zone, on trouvait une porte qui donnait sur une pièce fantomatique. Je me souviens que dans cette partie au sol plat se trouvait un grand lit, recouvert, comme tous les lits, d’une multitude de matelas et de couvertures. Il devait accueillir beaucoup de visiteurs en même temps dans les premières années. Une partie de la pièce montrait la roche montante, le sous-sol de la chapelle, qui était construite sur une pente. Les objets les plus divers conféraient à cette pièce son caractère particulier. Jacques a sans doute toujours pensé : « Qui sait à quoi cela pourrait me servir encore une fois, pour en faire une œuvre d’art ». Et il a d’ailleurs utilisé beaucoup de choses.

Fig. 13 L’atelier ver sud ouest avec l’ atrium superposé . On voit une mobile au milieu l’atrium

On accédait maintenant à l’atelier (Fig 13 Atelier). Les architectes avaient prévu cet espace ouvert avec une sorte d’atrium. Mais Jacques avait besoin d’un grand espace pour travailler. Il a donc délimité cet atrium avec des fenêtres. Il a fermé la découpe du toit en réalisant une structure vitrée sur les côtés et recouverte de plaques de ciment ondulées.

Fig 14 L’atelier ver sud est avec ma femme et mes fille

Il a ensuite prolongé cette structure jusqu’au mur extérieur de la chapelle. Il y avait transporté un fauteuil confortable, créant ainsi une sorte de siège surélevé d’où l’on pouvait d’une part voir l’atelier et d’autre part avoir une vue panoramique sur la nature et observer les plus beaux couchers de soleil. Derrière le fauteuil, il avait installé une étagère où il rassemblait ses magazines comme « Paris Match » et un périodique chrétien. Lorsque le magazine GEO a été disponible en français, nous lui avons commandé l’abonnement, car lorsqu’il nous rendait visite, il lisait toujours avec un succès considérable l’édition allemande avec le dictionnaire sur les genoux. Jusqu’à un âge avancé, il y a passé de nombreuses heures, si nécessaire avec plusieurs couches de pulls et de bonnets tricotés. Il ne faut pas oublier de mentionner que cette zone n’était accessible depuis l’atelier qu’avec une échelle en acier. Aucun problème pour lui, même à près de 80 ans. De son perchoir, on accédait également à un autre espace de stockage pour les sculptures et le matériel, qu’il avait installé au-dessus de son habitation pour éviter les infiltrations d’eau, comme nous l’avons déjà mentionné au début de ce chapitre (Fig 15 L’espace de stockage).

Fig. 15 L’espacé de stockage et Jacques Riousse

L’atelier était à la fois un atelier et une exposition. Au centre se trouvait une table en acier sans plateau qu’il utilisait pour la soudure électrique. Ici, il avait toujours une connexion cathodique sûre. Dans les premières années, il soudait aussi à l’acétylène. Avec le temps, les bouteilles de gaz nécessaires étaient certainement trop lourdes à transporter. En direction du lavabo/WC, il avait aménagé un établi sur lequel se trouvaient une grande perceuse et une lourde flex. Comme nous passions souvent l’été chez lui et qu’il ne nous demandait pas d’argent, nous avions pris l’habitude d’apporter des outils électriques et d’autres objets utiles. Avec une petite flex et une perceuse à main, beaucoup de choses étaient plus faciles à réaliser. Presque sous toutes les fenêtres se trouvaient des armoires avec de nombreux tiroirs, comme on en voit dans les pharmacies. Outre la possibilité de ranger des vis, des écrous, des équerres, etc., on pourrait aussi y exposer de petites sculptures, des vitraux ou des trouvailles arrangées. Selon le moment de la journée et le temps, les ombres et les reflets de couleur contribuaient à l’œuvre d’art globale. 

En levant les yeux vers la structure de l’atrium, on pouvait voir un mobile composé de cintres qui provenaient probablement de valises d’outre-mer (Fig. 13 L’atelier avec atrium superposé). C’est également là que se trouvaient les haut-parleurs de la chaîne stéréo, qui ne diffusait en principe qu’une seule station : « France culture ». Je garde le souvenir que dans les discussions des têtes pensantes, personne ne laissait l’autre s’exprimer. Du bon jazz en alternance avec de la musique classique l’accompagnaient du matin au soir. Lorsque la chaîne stéréo ne fonctionnait plus, nous lui avons apporté un « ghetto-bluster » qui lui permettait de ne pas renoncer à France culture, même dans son bureau.

A côté de l’établi, en passant devant les toilettes, on arrivait dans la cage d’escalier. D’ailleurs, il y avait aussi une possibilité de douche dans les toilettes, mais je n’ai essayé de la faire fonctionner qu’une seule fois. Il fallait changer les tuyaux et lorsque tout était étanche, l’eau coulait effectivement. Lorsqu’un scorpion s’est glissé dans le bac à douche, plus aucun membre de la famille ne s’est intéressé à ce type de nettoyage corporel. 

Le plus intéressant dans la cage d’escalier avec des marches sur du béton brut était deux attaques en porcelaine reliées par des câbles métalliques à deux cloches. Le dimanche, elles étaient actionnées brièvement quinze et cinq minutes avant la messe, ce qui n’augmentait pas non plus le nombre de personnes assistant à la messe. A la hauteur de la chapelle se trouvait une petite sacristie de peut-être cinq mètres carrés, un petit local dans le clocher. Les chasubles étaient suspendues à une corde tendue en travers, et en face se trouvait une armoire sculptée, ressemblant à un vieux buffet, pour ranger les ustensiles de messe, qui avait sans doute été placée auparavant dans une autre chapelle dans le même but. L’un des objets les plus importants était un gramophone avec haut-parleur, qui transformait acoustiquement la chapelle en cathédrale au début de la messe et ensuite avec la Toccata et Fugue BWV 565.

Fig. 16 Salle de la chapelle

La salle de la chapelle avait une si bonne acoustique que nos enfants y jouaient plus souvent de la flûte. Même si l’on ne comprenait pas les textes de la liturgie de la messe dominicale – je dois avouer que c’était plus souvent le cas – on ne s’ennuyait pas, car il y avait là aussi beaucoup à voir (Fig. 16 Salle de la chapelle). Le plateau de l’autel était posé sur un morceau de souche d’arbre bizarre. A droite et à gauche de l’autel, qui avait été avancé par le clocher, deux grandes fenêtres s’ouvraient sur la nature. Dehors, devant ces fenêtres, Jacques avait positionné des sculptures métalliques relativement grandes. A l’intérieur se trouvaient deux sculptures de saints en bois de la taille d’un homme, probablement issues elles aussi de la chapelle dont nous venons de parler, et donc pas de sa création. Ces sculptures avaient une multitude d’habitants en forme de vers qui mangeaient le bois des sculptures. Nous avons donc placé les sculptures dans un sac poubelle et les avons enduites de produit de protection du bois, puis nous en avons mis un deuxième par-dessus et avons entouré le tout de ruban adhésif « à la manière des Christos ». Mais les deux Christos n’étaient pas encore connus à ce moment-là. Plus d’un visiteur de la chapelle a dû être fortement surpris. Peut-être que les Christos étaient parmi eux et qu’ils s’en sont inspirés.

Fig. 17 Messe dans le salon

S’il faisait trop froid en hiver, l’oncle Jacques lisait parfois la messe dans le salon (Fig. 17 messe dans le salon).

A une hauteur de deux mètres et demi, les architectes avaient placé une bande lumineuse en plastique de différentes couleurs dans les murs latéraux. Le palier devant, une sorte de rebord de fenêtre, donnait une scène à vingt ou trente sculptures fabriquées par Jacques. A la hauteur de la dernière rangée de bancs, on pouvait accéder à une galerie. L’accès en était interdit par une porte composée, je crois, de dix caissons sculptés de provenance inconnue. Jacques conservait là-haut de très nombreuses sculptures. 

C’était presque devenu un rituel : à la fin de notre visite, ma famille montait dans la galerie et chacun d’entre nous pouvait choisir quelque chose pour l’exposer chez lui. Nos enfants ont également fait de bons choix très tôt.

La galerie était séparée de la salle de la chapelle par un écran en rotin et décorée d’une croix. Dans l’entrée de la chapelle, il y avait d’un côté une table avec des livres de prière et des revues d’église, et de l’autre côté, je crois me souvenir d’une sculpture faite à partir d’une racine d’olivier avec des éléments en métal. 

La sortie à double porte donne sur un parvis gravillonné, protégé par l’imposant toit qui, comme je l’ai dit, donnait à la chapelle des airs de gare de téléphérique. Dominique, le neveu de l’oncle Jacques et mon ami d’échange, et moi-même nous allongions parfois la nuit dans la large gouttière pour observer les nombreuses étoiles filantes des Perséides.

Fig. 18 La Bonnelle

Après avoir emménagé dans les locaux sous la chapelle, Jacques n’était pas sûr de pouvoir y rester longtemps. C’est pourquoi il a acheté un terrain avec les ruines d’une petite maison à quelques kilomètres de là, en direction de « La Gorra ». Celle-ci se trouvait sur le « Chemin de la Bonnella ». Il y construisit donc la « Bonnelle » (Fig. 18 la Bonnelle). La petite maison en pierre constituait le noyau de la « Bonnelle ». Il a agrandi l’espace devant et autour de cette maisonnette pour en faire un lieu d’habitation. Pour ce faire, il a construit un petit mur d’environ 40 cm de haut à une distance de cinq mètres des murs de la maisonnette, dans lequel il a fixé des poutres en T verticales. Il a formé le toit avec des poutres en bois. Entre les poutres, des profilés en T ont été soudés pour recevoir des vitres. Lors de ma première visite en 1967, j’ai pu aider à encastrer les vitres de la partie supérieure de la « Bonnelle », qui a été construite en premier. Le sol a été cimenté et recouvert de carreaux rouges, très répandus. La partie inférieure de la « Bonnelles » a été construite entre 1968 et 1972. Ici aussi, l’aménagement intérieur était bien sûr impressionnant. Directement à l’entrée, à droite, se trouvait un petit espace avec des meubles qu’il avait soudés, comme à son habitude, à partir de vieux sièges de voiture. À gauche, on déposait la vaisselle usagée dans une pierre de lavage alimentée en eau par un petit chauffe-eau à gaz. Au centre de la pièce, on pouvait prendre ses repas sur une table carrelée de taille similaire. Elle ressemblait à la table de la « salle à manger » de son appartement. Derrière, un espace séparé par des draps abritait les lits des invités. D’autres lits se trouvaient dans la petite maison où étaient également installés les toilettes et la « douche ». La cheminée qu’il avait construite à partir du capot d’une vieille grosse Citroën était impressionnante. Une fois allumées, des pommes de terre entourées de papier aluminium étaient enfoncées dans les braises. Par-dessus, il plaçait par exemple un poulet, fixé dans une sorte de grille pour le retourner. Jacques avait farci le poulet de romarin et de thym fraîchement cueillis devant la Bonnelle. Je devais reconnaître qu’il fallait s’y habituer, mais c’était délicieux. 

L’approvisionnement en eau était assuré, comme dans la chapelle, par un filet d’eau qui coulait en permanence d’un tuyau qu’il avait posé et qui était recueilli dans un bassin fermé. Un approvisionnement en eau sécurisé n’a été mis en place que vers la fin des années. D’où l’importance du passage quotidien aux réservoirs, qui était presque toujours salué par le message « l’eau coule ».

Le déroulement de la journée

Jacques se levait toujours avant nous, je ne peux donc pas dire grand-chose sur sa routine matinale. Lorsque nous nous retrouvions ensemble, il était lavé, frais et parfumé, malgré la simplicité des circonstances. En raison de l’eau courante et de la présence d’un chauffe-eau, il faisait sa toilette matinale dans la cuisine. Il était toujours bien rasé (mouillé). Il portait les cheveux très courts, coupés par ses soins à l’aide d’une tondeuse électrique. Avec l’âge, il portait un bonnet tricoté qu’il ne quittait plus de la journée pour des raisons de température. 

On pouvait toujours entendre qu’il travaillait à l’atelier, car, comme je l’ai déjà dit, il adorait la chaîne « France culture ». Les discussions qui s’y déroulaient, où tout le monde se coupait la parole, étaient impressionnantes. Seuls le disque à tronçonner (flex), la perceuse ou le soudage interrompaient sa perception de l’émission. En principe, il travaillait toute la journée, jusqu’à ce qu’il se retire le soir sur son « perchoir » en été et dans son bureau/chambre à coucher en hiver. Il travaillait tant qu’il faisait jour. Si ce n’était pas dans son atelier, c’était dehors. Il y avait toujours quelque chose à faire sur le terrain (Fig. 19 JR en train de planter.)

Fig. 19 Jacques Riousse en train de planter avec Philipp

Lorsque nous étions sur place, il ne nous gâtait qu’avec le repas d’arrivée, après quoi il laissait la cuisine à ma chère Gabi. C’est elle qui s’occupait du repas chaud du soir et de notre alimentation en général. Contrairement à nous, il diluait toujours le vin du repas avec beaucoup d’eau. 

Nous faisions nos courses au supermarché « Auchun » à « Trinité », juste avant Nice. Ou encore à « La Turbie ». Lui-même avait d’autres sources d’approvisionnement très avantageuses, dans lesquelles il se procurait des aliments juste avant la date de péremption.

Lorsque nous étions sur place, nous aidions aussi à planter ses cyprès pour les zones autour de la chapelle et de la Bonnelle. S’il faisait chaud, il fallait toujours les arroser les premières années.

Les premières années, nous avons fait beaucoup de randonnées, Peille, Cole de la Madonne, St. Agnes, Mont Agel etc. nous avons rendu visite à des amis (Père Luc) ou à des connaissances dans l’Alpe maritime, sur la côte ou à Nice (Alain Coussement), je ne me souviens pas de beaucoup de noms. Nous étions aussi souvent au bord de la mer à Cap d’Aille, dans une mini-baie et aussi à la « Pointe des Douaniers », qui demandait un peu plus d’exigence au décollage et à l’atterrissage (Fig. 20 Plongée).

Fig. 20 Preparation de la plongée

Jacques était un bon nageur. Plonger avec des lunettes et un tuba était une passion. Même les hautes vagues ne le dérangeaient pas (Fig. 21 JR dans les vagues). Dans son appartement, on pouvait trouver beaucoup de matériaux qu’il avait récupérés dans la mer: des poids de plomb de lignes de pêche, des coraux, des étoiles de mer et bien d’autres choses encore. Tout était utilisé dans ses œuvres.

Fig. 21 Jacques Riousse dans les vagues á Cap d´Ail

Oncle Jaques et notre petite famille

En 1971, Gabi et moi nous sommes mariés et c’est ainsi qu’en 1972, alors que nous n’avions pas encore d’enfants, nous avons pu nous rendre pour la première fois ensemble à St Martin de Peille dans notre vieille Opel grinçante. Il n’y avait pas encore d’autoroute et nous sommes donc passés par le col de Cuneo pour rejoindre la Côte d’Azur. Nous sommes donc arrivés épuisés, et en plus sa maison était pleine de visiteurs. Nous avons d’abord été installés dans l’inquiétant local à matériel pour dormir. Le lendemain, sa maison était vide et toute son attention était pour nous, peut-être un peu plus pour Gabi que pour moi. Il s’est réjoui de son « pull Vasarely » (Fig. 22) et il a également mentionné une ou deux fois la Vénus de Botticelli. Il est possible que sans ma Gabi, j’aurais eu plus de mal avec lui. 

Fig. 22 Gabi au port de Monaco et le pull « Vasarelli »

Dès que notre Julia (1974) a été en mesure de voyager, nous sommes retournés voir l’oncle Jacques. Il a également eu la gentillesse de la baptiser (Fig. 23 Baptême).

Fig. 23 Baptême de Julia 1976 à St. Martin de Peille

Les années suivantes, Caroline (1977) et Philipp (1979) nous ont rejoints. Aujourd’hui encore, ils parlent de jeux dans la « nature sauvage », le terrain d’aventure autour de la chapelle (Fig. 24 « nature sauvage »). Nos enfants ont toujours beaucoup dessiné, ils avaient toujours des crayons à papier. Ils étaient très contents de voir leurs dessins sous le plateau de verre lors de notre prochaine visite. Nous avions le sentiment qu’Oncle Jacques était pour eux une sorte de « grand-père » particulier et que lui aussi avait ainsi un peu l’impression d’avoir des petits-enfants. Les conversations entre eux étaient déjà impressionnantes : les enfants parlaient allemand et Jacques répondait en français. Et on avait l’impression qu’ils se comprenaient bien.

Fig. 24 « nature sauvage » en face de la chapelle

L’impression de son art sur moi

Un bref événement montre comment Jacques Riousse vivait dans l’art. Lors d’un de ces tours, ou plutôt promenades, que je viens d’évoquer et où nos enfants nous accompagnaient, ses yeux étaient toujours ouverts sur le matériel qui pouvait être transformé en sculpture. J’ai déjà mentionné que Jacques n’utilisait pas de métal neuf pour ses sculptures. Il devait déjà avoir eu une « vie » auparavant. Une vie qui pouvait aussi avoir apporté la mort à d’autres, comme de nombreux obus explosés avec lesquels on bombardait par exemple la forteresse du « Mont Agel », à l’est de St. Martin de Peille (Fig. 25 Berger en obus). 

Fig. 25 Berger en obus

Vers la fin de la guerre, quelques Allemands s’y étaient encore barricadés et ont été bombardés par des navires de guerre américains. Lors de la promenade mentionnée, nous n’avons pas trouvé de munitions mais une vieille poêle rouillée. Nous avons regardé l’oncle Jacques d’un air interrogateur lorsqu’il l’a emportée. Il nous a donné la réponse dans l’atelier, avec ses mains. Il a plié l’anse au milieu de la poêle rouillée et a créé un « corps ». Il a ensuite serré un côté de la poêle dans un étau et a plié d’abord un côté, puis l’autre, pour former un « manteau ». Au point de pliage, il a soudé une roue dentée qu’il a trouvée dans son stock de matériaux d' »inspiration », et la sculpture avait déjà une tête. Une plaque métallique a été soudée à l’anse qui dépassait le bord de la casserole et le « manteau » reposait sur un pied sûr.

Fig. 26 La Périnatologie dans la clinique obstétrique etgynécologique de « Klinikum Fulda »

Comme je faisais des recherches sur les causes et le traitement de la menace d’accouchement prématuré pendant ma période clinique et scientifique, je lui ai demandé un jour s’il pouvait résumer la périnatalité en une sculpture. Pendant deux ans certainement, je n’ai rien entendu. La troisième année, il avait créé une femme allongée, qui s’appuie mollement sur ses bras en arrière. Sur son ventre, un anneau stylise l’utérus d’où sortent les bras et les jambes d’un bébé (Fig. 26 La Périnatologie). Il a déclaré à ce sujet que la périnatologie actuelle, avec des procédés modernes comme l’échographie, permettait de résoudre la situation de boîte noire de la grossesse et que les thérapies actuelles étaient si efficaces que l’enfant avait toutes les raisons de se réjouir et que la mère pouvait profiter de sa grossesse en toute décontraction. La sculpture a été exposée pendant plus de vingt ans dans la clinique gynécologique de Klinikum Fulda, jusqu’à ce que mon successeur ne trouve plus de place pour la sculpture après le déménagement de la clinique dans un nouveau bâtiment.

En regardant ses sculptures, on découvre toujours qu’en regardant un objet, une structure, ses pensées créaient quelque chose de nouveau. Ce n’était pas seulement le cas pour les sculptures, mais aussi pour les taches d’eau qui apparaissaient au plafond et sur les murs à cause d’un toit non étanche et auxquelles il donnait une existence voulue avec un pinceau et de la peinture.

En de nombreux endroits de l’atelier et de l’appartement, des mobiles se déplaçaient dans un environnement rarement exempt de courants d’air. Des disques avaient été sciés quelque part dans des plaques de plastique pour fabriquer des boutons. Les déchets étaient idéaux pour y accrocher d’autres disques ou du matériel récupéré lors de ses plongées. J’ai déjà parlé du grand mobile de cintres dans la structure de l’atelier. En raison du poids des cintres, ceux-ci ne se déplaçaient que lentement, presque majestueusement.

Je ne l’ai jamais vu peindre. La plupart des tableaux ont également été réalisés à une époque où nous ne nous connaissions pas encore. Les tableaux montraient parfois du concret, parfois de l’abstrait et parfois seulement des motifs. Toujours bien proportionnés, souvent avec de nombreux détails qui incitaient à l’interprétation. Lorsqu’on lui a demandé ce que cela voulait dire, il a répondu, comme pour les sculptures, qu’il n’était pas bon que l’artiste donne un nom à un objet. Donner un nom à un objet gênerait le spectateur dans sa perception. « C’est le spectateur qui crée ». Ainsi, le spectateur participe à la création de la sculpture, car ce qu’il voit naît dans son esprit, et cela peut être tout autre chose que ce que l’artiste a vu.

Fig. 27 La Famille

Il ne faut pas oublier que Jacques Riousse n’avait guère de moyens financiers. De même, il n’y avait guère de toiles abordables après la guerre. Les premières années, il utilisait donc de la toile de jute grossière. Les couleurs étaient également de mauvaise qualité. Elles ne durcissaient pas correctement ou libéraient continuellement de l’huile, ce qui était clairement visible sur l’un de nos murs. Lors d’un nouvel accrochage, nous protégeons le mur avec du film alimentaire. Je ne me suis jamais lassé de certains de ses tableaux, comme le dernier cité. Elle représentait une famille nucléaire avec une mère, un père et un enfant (Fig.27 La famille). Les trois personnes se fondent en un tout. Ce tableau était également accroché dans la chambre où j’ai été hébergé lors de ma première visite à Saint-Martin-de-Peille, si bien que je l’avais toujours devant les yeux lorsque je m’endormais. 

Le thème de la famille ne m’a jamais quitté et a même conduit plus tard à la création de la Fondation allemande de la famille et de son école familiale. https://familienschule-fulda.de

Son influence sur moi

L’environnement

Je me permets ici d’en dire un peu plus sur moi, car je pense qu’on peut aussi déduire beaucoup de choses sur Jacques Riousse à partir de ce récit. J’ai déjà raconté comment je me sentais lorsqu’en 1967, à l’âge de 18 ans, j’ai quitté l’Allemagne, où il faisait généralement froid, et que je suis arrivé à Nice pour m’immerger dans l’air chaud et humide. Je m’étonnais de presque tout. L’oncle de Dominique était habillé très simplement, il roulait dans une voiture (2CV) dont on s’étonnait qu’elle roule. Sur le repas de midi, qui ne se composait pas comme souvent chez nous de pommes de terre, de saucisses et de sauce, mais qui pouvait aussi être un « pain bagnat ». Ou alors, le dimanche, lors d’une invitation à la « Ferme » de La Gorra, cela pouvait durer plusieurs heures. Beaucoup de plats différents dans la grande cuisine de « Tantine » qui, du haut de ses 80 ans, pouvait réciter par cœur toutes les fables de La Fontaine. C’était le plein été. Les fenêtres et les portes étaient toujours ouvertes. Il a fallu que je m’habitue aux nombreuses mouches, aux chiens et aux chats qui se promenaient dans la cuisine. C’était délicieux, mais pour mon système gastro-intestinal pas si endurci, c’était déjà une épreuve de plusieurs jours.

Jacques recevait plus souvent la visite d’un M. Poussin. Un professeur de Paris qui avait un petit appartement à Peille. Ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son Spider de MG, dans lequel j’ai pu l’accompagner une fois à Cannes. Quelle expérience pour le jeune homme de dix-huit ans que j’étais. Par beau temps, dans la décapotable, le bras et la tête nonchalamment posés – trop longtemps sans doute – par la fenêtre, j’avais tellement mal aux oreilles le soir que j’ai épuisé la réserve d’aspirine de Jacques. Mais je pense encore aujourd’hui à ce voyage fantastique. Ainsi, non seulement Jacques, avec sa pensée et sa manière de vivre, avec ses amis et ses connaissances, m’a ouvert des moments que je n’avais jamais vécus dans mon entourage de l’époque, mais il m’a aussi permis de découvrir de nouveaux horizons. Et je suis fermement convaincu que ces expériences m’ont marqué, m’ont fait aimer la France, les « Alpes maritimes » et la Côte d’Azur. 

Que l’on puisse garnir une tarte d’oignons et d’olives était pour moi inconcevable. J’ai pu savourer cette « tarte d’oignon » lors d’une fête dans un village de l’arrière-pays dont je ne me souviens pas du nom. Je me souviens d’une fête avec danse au son d’une fanfare à Peille et d’un bon repas – je crois que c’était une fête du 14 juillet. Je n’avais pas vraiment d’yeux pour les gentilles Françaises, car j’étais déjà amoureux de ma Gabi. Le retour à Saint-Martin-de-Peille s’est fait de nuit, à travers champs. Dominique connaissait le chemin et pour la première fois, j’ai vu des quantités de lucioles. 

Quelques artistes avaient aussi leur atelier à Peille, je me souviens vaguement de celui de Grothe-Mahé. Jacques avait accroché quelques-unes de ses toiles dans son appartement.

Fig. 28 L´ Univers

Sa pensée

Je ne peux pas rendre compte suffisamment de sa pensée, que je comprenais mieux avec l’âge et les discussions avec beaucoup de ses répétitions. Il serait trop difficile pour moi de décrire tout cela avec la précision nécessaire. Je pense qu’il était panthéiste. Non seulement l’infinité de l’univers revenait sans cesse dans ses sermons, mais elle transparaissait aussi dans certains tableaux et collages. Ainsi dans un tableau qu’il nous a offert (Fig.28 L´ Univers). Et il vénérait Blaise Pascal. Un livret contenant ses « Pencées » était toujours à sa portée. 

J’espère que sa nièce Anne Hajjar-Riousse et Mme Anne Zali, qui admirait l’œuvre d’art totale de Jacques Riousse, apporteront leur contribution à la présentation de sa pensée. Si j’en ai encore la possibilité, je veux également insérer sur son site Internet les interviews que j’ai réalisées avec lui.

Quelle influence a-t-il eue sur moi à travers son autre monde ? Je pense qu’il a assoupli chez moi une certaine étroitesse d’esprit, qui était certainement en partie acquise. Il m’a certainement rendu plus tolérant, et pas seulement dans les domaines de la nourriture et du sommeil. Il a renforcé mon courage d’essayer quelque chose, pas seulement sur le plan manuel, même avec la possibilité d’échouer. Il a eu une influence extrêmement positive sur mon sens de l’esthétique, sur mon sens des proportions. Il a probablement eu une influence dans de nombreux domaines que je n’avais même pas remarqués.

Jacques Riousse et les Allemands

Lors de ma première visite, je n’ai pas appris grand-chose sur sa relation avec les Allemands, ce qui était dû en grande partie à mes connaissances limitées du français. Je l’ai ressenti plus clairement par la suite, mais certainement de manière atténuée, car lors de ma deuxième visite, je suis arrivé à St Martin avec mon Gabi. Et Gaby se distinguait et se distingue toujours par un naturel attrayant qui n’a pas échappé à l’oncle Jacques. Peu à peu et avec une compréhension croissante du français, j’ai appris de Jacques la profonde aversion compréhensible envers l’Allemagne, qui avait apporté tant de souffrances aux gens pendant deux guerres mondiales. D’une manière générale, il avait une vision plus nuancée de l’Allemagne. Il a décrit de manière très positive un voyage à travers l’Allemagne, probablement en 1936, où il a fait la connaissance de deux filles qu’il a décrites comme très gentilles. Comme elles avaient en partie les mêmes destinations, elles ont pédalé ensemble pendant un certain temps. Au cours de ce voyage, il a visité Düsseldorf, Cologne et également le monastère de Maria Laach dans l’Eifel. 

La période en tant que soldat a dû être terrible. Dunkerque l’a tellement bouleversé que, bien des années après la fin de la guerre, il a continué à représenter d’horribles scènes de guerre dans ses tableaux (illustration Guerre).

Il a été fait prisonnier, je crois en 1940, à Stargad en Poméranie occidentale, non loin de Stettin, aujourd’hui Szczecin en Pologne. Là-bas, il n’a pas seulement passé du temps dans un camp, mais a également été affecté à une ferme. Il parlait souvent avec émotion des paysans. Pour les jours de fête, le repas était dressé dans le salon, qui n’était pas utilisé autrement. Comme ils n’avaient pas de nouvelles de leur fils Horace, du même âge que Jacques, qui combattait sur le front de l’Est, pendant des mois, Jacques devait prendre sa place à la droite de son père, lui, le soldat ennemi. 

Mais comme il était également affecté à d’autres endroits et que la situation était globalement extrêmement incertaine, il pensait toujours à la fuite. Mais comment s’orienter ? Il a commencé à mémoriser les constellations avec un livre de la bibliothèque du camp. Plus tard, il les connaissait si bien que, debout sur le toit de la chapelle, il nous montrait dans le ciel clair non seulement les constellations, mais aussi les planètes. Lors d’une de nos visites, nous lui avons apporté un télescope et il nous a aussitôt montré les satellites de Jupiter. Pour moi aussi, ce fut une illumination, car les lunes qui tournent autour de Jupiter permettent de se rendre compte de l’espace de notre système solaire.

Nous étions heureux que Jacques n’ait pas mis en œuvre son plan d’évasion. Il ne serait probablement plus en vie. De plus, il a pu rentrer en France pendant la guerre, en 1942, en vertu de la Convention de Genève, alors qu’il était soldat dans les services sanitaires.

Nous avons beaucoup ri lorsque Jacques a raconté qu’il avait appris trois mots allemands en captivité : « Raus, raus – Kartoffel – Sabotage ! » 

Lors de nos visites à Saint-Martin, nous avons fait de nombreux tours sur la côte mais aussi dans l’arrière-pays entre Vintimille et Cannes. Quand il voyait un pont routier ou ferroviaire détruit, il disait : « Ce sont les Allemands qui l’ont détruit ». Si nous lui montrions un pont intact, il disait : « Les Allemands l’ont oublié ». 

D’année en année, le ressentiment s’est perdu. La relation est également devenue de plus en plus intime lors de ses visites en Suisse, où nous avons vécu six ans, et en Allemagne. Nos enfants voyaient l’oncle Jacques comme leur grand-père. C’était beau de voir comment ils se comprenaient, l’un parlant allemand, l’autre français, un seul cœur et une seule âme.

L’objectif que s’étaient fixé Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, à savoir rapprocher par des échanges de jeunes les deux pays toujours ennemis, a sans doute été plus qu’atteint, du moins dans nos familles. Espérons que les futurs dirigeants de nos États continueront à promouvoir cette valeur, le rapprochement de nos deux pays.

Fig. 29 À Viztnau, lac des Quatre-Cantons

Visites chez nous en Suisse et en Allemagne

Lorsque nous avons déménagé de Marburg à Zurich en 1980, j’avais obtenu un poste de médecin-chef à la clinique gynécologique de l’université, Jacques avait déjà 70 ans et était naturellement de plus en plus immobile. Cela nous a donné l’idée de l’inviter chez nous et de lui rendre un peu la pareille pour la possibilité de lui rendre visite et de passer des vacances à Saint-Martin. Nous lui avons envoyé un billet d’avion ou de train, je ne me souviens plus très bien, et une fois arrivés à Zurich, nous avons planifié des tours dans tout le pays pendant une semaine (Fig 29 Vitznau en Suisse).  Je me souviens encore très bien d’un tour, car il était venu à Viztnau il y a plus de 40 ans et me parlait toujours de Vitznau. Et c’est ainsi que nous nous sommes mis en route pour le lac des Quatre-Cantons, dont nous avons fait le tour sous un soleil radieux. Nous n’avons pas non plus manqué les expositions au Kunsthaus. Je ne sais plus combien de fois Jacques est venu à Zurich en été. De retour en Allemagne, nous allions le chercher à l’aéroport de Düsseldorf les premières années. 

Fig 30. Jacques dans une village en Suisse

– Les vols avaient d’ailleurs un effet secondaire artistique. Il collectionnait les magazines en papier glacé qui étaient toujours exposés dans l’avion. De retour chez lui, il s’inspirait de la structure et des couleurs et transformait les photographies en nouvelles petites œuvres d’art avec différentes couleurs. Certaines d’entre elles étaient très impressionnantes. – 

Nous avons d’abord habité à Herne, où se trouvait la clinique gynécologique de l’université de la Ruhr à Bochum. C’est là que mon domaine de recherche, l’obstétrique et la périnatologie, lui a inspiré la sculpture « La périnatologie », que j’ai décrite dans le chapitre précédent. Une ancienne forge jouxtait l’arrière-cour de notre appartement et nous avons pu la louer pour y aménager un petit « musée » avec les œuvres de Jacques qu’il nous avait offertes jusque-là. 

Après le décès de mon père, ma maison familiale à Duisburg-Marxloh ne serait plus habitée que par ma mère. Elle avait besoin d’une remise en état urgente. Dans l’idée d’y investir notre loyer, nous nous y sommes installés une fois les travaux de rénovation terminés. Je n’ai pas trouvé le trajet quotidien entre Herne et Duisbourg (près de 40 km) pénible, car il était notamment compensé par un bel habitat. Là aussi, nous avons pu exposer les œuvres de Jacques dans l’ancien cabinet de mon père et dans toute la maison. Jacques a continué à profiter des invitations à venir chez nous. Et nous avons ainsi pu lui montrer de nombreuses curiosités de la grande région Rhin-Ruhr, du Bas-Rhin jusqu’à Cologne. 

C’est en pensant que Jacques allait devoir passer Noël seul dans son appartement froid sous la chapelle de Saint-Martin que nous avons décidé de passer Noël avec lui. Les premières fois, il est venu à Duisbourg, puis à Fulda, où nous sommes ensuite allés le chercher à l’aéroport de Francfort. Alain Coussement, un ami de Jacques et également actif dans la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », créée entre-temps avec sa nièce Anne Hajjar-Riousse, l’a chaque fois amené à l’aéroport de Nice. Je crois que la dernière fois qu’il est venu à Fulda, c’était en 2000. Le vol et l’orientation dans l’aéroport étaient de plus en plus fatigants pour lui. Nous avions été heureux qu’il fasse encore le voyage à presque 90 ans. 

Avec le « Kunstverein Fulda », nous avons pu organiser une imposante exposition de ses œuvres (Fig. 34). Nous y reviendrons plus tard. 

Classement de son art

J’ai toujours trouvé très dommage que plus de gens ne puissent pas profiter des œuvres de Jacques. Mais une base pour cela est une certaine notoriété. Les artistes y parviennent en vendant leurs œuvres, généralement par le biais d’une galerie. Les galeries font une certaine publicité pour générer des clients. Mais Jacques ne cessait de répéter « je ne veux pas me mettre dans le commerce ». 

Très tôt, j’ai commencé à photographier ses tableaux et ses sculptures lors de tous nos séjours à St Martin de Peille. (Entre-temps, j’ai numérisé une vaste collection et créé des tableaux Excel des œuvres). J’ai également réalisé des interviews dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, tant bien que mal. Elles doivent également être prises en compte sur son site Internet. 

Pendant mon séjour à l’université de la Ruhr à Bochum, j’ai pris contact avec le directeur de l’institut d’histoire de l’art de l’époque dans le but d’établir une vue d’ensemble des œuvres et de la vie sous forme de thèse de doctorat. J’étais déjà bien avancé dans les négociations. Seulement en dernier lieu, le candidat, qui parlait aussi français, a trouvé un sujet nettement plus facile.

Après mon départ à la retraite, j’ai repris le fil de la création d’un souvenir durable de Jacques. Un site Internet multilingue a été créé www.jacques-riousse.de. Une fois les catalogues d’œuvres à peu près complets et après avoir photographié en haute résolution les œuvres qui se trouvaient chez nous, j’ai pris contact avec la Fondation franco-allemande pour l’histoire de l’art à Paris. J’y ai reçu l’avis qu’il s’agissait d’un artiste intéressant et qu’il valait la peine de le classer. J’ai pris contact avec les experts proposés. Le directeur de l’Institut d’histoire de l’art, le professeur Wolfgang Brassat, ne se considérait pas comme un expert de la période artistique « 20e siècle » et m’a renvoyé vers le directeur de l’Institut d’histoire de l’art d’Erlangen, le professeur Hans Dickel. J’avais envoyé à ces deux personnes un important livre de photos contenant un grand nombre de clichés dont je disposais. Une sélection représentative des œuvres de Jacques. Le professeur Dickel m’a écrit son évaluation : … « On reconnaît qu’il a travaillé sérieusement sur le plan artistique. Mais mon appréciation ne change pas fondamentalement. (Il avait donné une première évaluation très négative après avoir consulté le site web susmentionné). En comparant ses sculptures soudées à partir de ferraille avec celles de Julio Gonzalez et Pablo Gargallo, qui ont fait des choses similaires dès après la Première Guerre mondiale, vous reconnaîtrez probablement aussi que Riousse n’était pas un sculpteur travaillant de manière originale – mais justement un sculpteur travaillant de manière secondaire, aussi dur que cela puisse paraître. Dans la peinture aussi, je vois partout des modèles, de Georges Rouault, Wols, Dubuffet, de tout l’art brut, mais aussi de Fernand Léger ou même de Marc Chagall, Riousse a suivi le style des années 1950 et l’a fait avec talent, mais je ne vois pas en lui un artiste singulier et significatif pour l’œuvre duquel le public développerait de l’intérêt. La concurrence entre les artistes est plus impitoyable et plus dure que dans la plupart des secteurs de la société ».

J’ai consulté sur Internet les exemples d’artistes cités par le professeur Dickel et je ne peux partager son évaluation que pour les tableaux, mais pas pour les sculptures.

L’odyssée de ses œuvres

Au cours de ses dernières années à Saint-Martin-de-Peille, Jacques a exprimé à plusieurs reprises sa crainte qu’après sa mort, son art soit détruit pour cause de désintérêt. Se référant à ses sculptures, il a dit à plusieurs reprises : « J’ai peur que mon art ne finisse chez le ferrailleur », que ses sculptures finissent chez le ferrailleur. Nous avons donc décidé de ramener le plus d’œuvres possible en Allemagne. Avec ma sœur Ruth, qui a mené une vie de peintre pendant quelques années après ses études d’art, nous sommes parties pour Saint-Martin dans un camion de location et avons essayé en trois jours de numéroter et de peser toutes les sculptures, car nous ne voulions pas non plus surcharger le camion. Avec le camion de location plein à craquer, nous sommes ensuite retournés en deux jours à Duisbourg, où nous habitions à l’époque, non sans que la conduite d’alimentation du système d’injection diesel n’éclate. Mais un mécanicien français expérimenté a pu réparer les dégâts.

Il y avait de la place pour entreposer les œuvres à l’hôpital Sainte-Elisabeth d’Essen. On m’y avait d’abord promis un poste de directeur de la clinique gynécologique. Rétrospectivement, je suis très heureux que cet accord ait échoué, car le poste correspondant à la clinique de Fulda était bien meilleur. J’ai pris ce poste en 1997.

Fig 31. L’art dans la piscine

Comme on ne voulait pas de moi à Essen, on ne voulait plus non plus stocker les œuvres de Jacques. On loua à nouveau un camion, on tira les œuvres du grenier de l’hôpital Elisabeth, on les chargea et on les transporta au rez-de-chaussée d’un ancien foyer d’infirmières à Fulda. L’œuvre n’y est pas restée longtemps. La maison que nous avions louée à Fulda était assez belle. On y avait également ajouté une piscine, qui ne fonctionnait plus depuis de nombreuses années (Fig 31. L’art dans la piscine). Mais c’était idéal pour y entreposer les œuvres. Le transport suivant. Comme la maison devait être vendue, nous avons dû chercher un nouvel endroit non seulement pour nous, mais aussi pour les tableaux et les sculptures. Nous les avons trouvés dans un petit village des environs. Et c’est ainsi que l’art de Jacques Riousse est arrivé dans le petit village de Rhön à Wisselsrod. Ils y sont probablement restés trois ans. Entre-temps, la nièce de Jacques, Anne, et son mari Geniès Imbert avaient rénové la « Bonnelle » de Jacques de manière à ce qu’on puisse non seulement y vivre, mais aussi y entreposer les œuvres. (Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert /Fig 33. Geniès avec remorque)

Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert

La plupart des sculptures sont donc revenus en France à la « Bonnelle ».

Fig 33. Geniès avec remorque

Les dernières années

Après avoir déménagé à Fulda, Jacques n’a pu nous rendre visite qu’une seule fois. C’était à Noël 1999. Déjà, aller le chercher dans l’immense aéroport de Francfort n’était pas facile, car nous devions le faire appeler pour le trouver. Le bruit et l’agitation l’ont tout simplement fait partir en courant au lieu de l’attendre au bureau d’information. C’était trop pour lui. Pendant son séjour chez nous, nous avions organisé une grande exposition avec l’association artistique de Fulda sous le titre : « Schöne Bescherung » L’exposition dans le « Passage zum halben Mond » a été prolongée en raison du grand intérêt qu’elle suscitait et a fait l’objet de nombreux reportages dans les médias. Nous avons pu convaincre notre fils Philipp d’animer musicalement le vernissage (Fig 34. Exposition à Fulda 1998/1999, l’affiche de l’exposition). Je crois que c’était sa dernière exposition. Les tableaux et les objets que nous avions rassemblés formaient un bel ensemble. Et pour la présentation des objets, les professionnels de l’association artistique avaient fait du bon travail.

Fig 35. 90e anniversaire

Pour son 90e anniversaire, ma femme Gabi et moi sommes allés à Nice. La fête d’anniversaire a eu lieu dans le restaurant (Fig 35. 90e anniversaire) qui se trouvait à 30 m en amont de la route, Jacques était déjà très limité, mais il vivait encore seul dans son appartement sous la chapelle. Alain Coussement, qui avait créé avec la nièce de Jacques, Anne, la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », a raconté qu’on lui avait demandé à plusieurs reprises s’il ne préférait pas aller vivre dans une maison de retraite. Il a toujours refusé. Nous aussi, nous lui avons demandé à plusieurs reprises s’il ne pourrait pas s’imaginer vivre chez nous.

L’hiver suivant, Anne Hajjar-Riousse m’a téléphoné. Il se sentait mal. Il serait tombé et serait resté allongé dans le froid devant la chapelle pendant une période indéterminée. Que fait Jacques dehors en hiver ?  Maintenant, il faut savoir qu’au début de son séjour à Saint-Martin-de-Peille, il n’y avait pas encore de ramassage des ordures. Jacques s’occupait donc lui-même de ses déchets. Il a compacté les déchets biologiques dans de petites terrasses qu’il a disposées autour de la chapelle. Il a ainsi gagné un terrain praticable supplémentaire. Tout le sol autour de la chapelle était fortement en pente. Il a brûlé les déchets non biologiques, comme beaucoup dans toute la région jusqu’en Italie. Nous l’avons souvent senti lorsque nous nous approchions de Nice en voiture en venant de Gênes.

Fig 36. 92e l’anniversaire á la maison de retraite de Peille

Lorsque Jacques a été retrouvé, il ne réagissait pas et n’avait pas retrouvé sa conscience. On l’a donc envoyé à la maison de retraite de Peille, d’abord à l’infirmerie, puis on lui a attribué une chambre, comme à tous les autres pensionnaires de la maison. Quand nous lui rendions visite, il nous regardait sans doute, on pensait qu’il nous reconnaissait aussi, surtout les enfants. Nous ne pouvions plus nous parler. Mais nous avions l’impression qu’il se sentait bien. La photo (Fig. 36) a été prise dans le café de la maison de retraite. Après son 90e anniversaire, nous sommes encore allés une ou deux fois à Peille. Une fois, nous nous sommes rendus à Nice avec nos enfants Julia et Philipp. C’est là que nous avons rencontré Anne Hajjar-Riousse et son partenaire Geniès Imbert (Fig. 37. 93e anniversaire). Je m’en souviens d’autant plus que la veille du départ, j’ai eu des coliques néphrétiques qui n’ont pu être parées qu’avec des perfusions analgésiques. J’ai utilisé la porte de la penderie de l’hôtel comme porte-perfusion, après avoir réussi à poser moi-même l’aiguille de perfusion. 

Fig 37. 93e l’anniversaire (Anne, Julia, Gabi, Jacques, Geniès, Philipp)

Comme Anne nous l’a raconté, Jacques est devenu de plus en plus faible, si bien qu’il est mort le 4 décembre 2004. Avec de nombreuses personnes, j’ai pu moi aussi lui dire adieu au cimetière de Peille, jusqu’à ce que le casier dans lequel son cercueil a été glissé soit fermé. 

Son influence sur moi, sur nous et sur nos enfants se poursuit au-delà de sa mort. J’ai beaucoup appris de lui et je pense à lui tous les jours.

Le courage de commencer quelque chose sans savoir si on le finira, de chercher des solutions, d’improviser, sa confiance et son amour pour les gens ont fortement influencé ma vie familiale, scientifique et professionnelle. Même si, plus tard, j’ai beaucoup appris de beaucoup d’autres personnes. Jacques Riousse, l’oncle Jacques, m’a ouvert une porte et je lui en suis reconnaissant.

Ludwig Spätling                                                                                                                       

Fulda, 15 février 2024

Oncle Jacques et les Spätlings

L’amitié entre Jacques Riousse et la famille Spätling

Un mot avant

Bien sûr, je ne sais pas ce qu’aurait été ma vie sans Jacques Riousse, mais connaître sa vie et sa pensée a fortement influencé la mienne. A la maison, j’avais déjà la belle vie. Les parents étaient généralement affectueux. Je m’entendais bien avec mes cinq sœurs. J’aurais sans doute dû prendre l’école plus au sérieux, mais je m’en suis à peu près bien sorti et notre groupe de jazz avait une grande importance dans ma vie quotidienne. Mais la pensée et l’action dans notre foyer catholique étaient déjà étroites, d’un point de vue actuel. Mais nettement plus libérale que dans beaucoup d’autres familles, Même si notre maison offrait beaucoup d’espace et était ouverte à beaucoup, elle se trouvait à Duisburg-Marxloh, une région généralement grise de la Ruhr, où l’on sentait et voyait ce que l’on respirait. Dans cette lumière (ou cette ombre), on peut voir que tout ce que j’ai pu connaître dans l’environnement de Jacques et à travers lui a été absorbé par moi.

Tout dans la vie de Jacques était si différent de la mienne. Elle paraissait souvent simple, improvisée, modeste dans son équipement, ses vêtements et sa nourriture, lumineuse dans l’art qui l’entourait, qu’il façonnait. Il vivait dans une œuvre d’art totale.

Comment ai-je connu Jacques Riousse ?

Permettez-moi de revenir un peu en arrière pour répondre à cette question. En 1965, encore sous le coup des terribles guerres, Charles de Gaule et Konrad Adenauer ont réfléchi à la manière dont ils pourraient transformer l’hostilité séculaire entre la France et l’Allemagne en une amitié durable. Leur idée d’unir les pays a abouti en 1963 à l’amitié franco-allemande, scellée par le traité de l’Élysée. La meilleure façon de faire grandir l’amitié est de réunir déjà les jeunes des deux pays. Cela a entraîné la création d’un grand programme d’échange. J’ai pu en profiter moi aussi. Dans le cadre d’un « Club des quatre vents » créé à cet effet, des familles similaires ont été sélectionnées dans les deux pays. C’est ainsi que Dominique Riousse m’a été attribué dans une famille de six enfants (quatre filles, deux garçons) (Figure 1). Dans ma famille, il y avait en effet cinq filles et moi. Afin de minimiser les éventuelles difficultés interpersonnelles, le club tenait également compte de la position sociale des familles. 

Figure 1: La famille Michel Riousse et moi-même à Sarzeau.
derrière, à partir de la gauche: Christine, moi-même, Mme Riousse, Chantal, M. Riousse, Hugue. premier de gauche: Gast, Beatrice, Dominique

C’est ainsi que nous sommes partis en été 1965 en Bretagne, car la famille Michel Riousse de Bordeaux y possédait une maison de vacances, une ancienne ferme transformée, dans le golfe du Morbihan. Michel était le jeune frère de Jacques. J’ai passé trois semaines formidables dans cette famille qui m’avait si chaleureusement accueilli. La grand-mère, Mme Mançeron, vivait maintenant à Paris. Nous avons pu lui rendre visite sur le chemin du retour. Il y avait aussi un certain Oncle Jacques, un artiste et prêtre qui vivait et travaillait près de Nice.

Deux ans plus tard, mes parents étaient sans doute si heureux que j’aie obtenu mon baccalauréat qu’ils m’ont offert un vol pour Nice. Oncle Jacques et mon ami d’échange Dominique sont venus me chercher à l’aéroport. Je n’avais encore jamais vu de palmiers ni respiré un tel air subtropical, un autre monde. Nous avons ensuite pris un « canard » pour nous rendre à St Martin de Peille par la moyenne et la grande corniche. De loin, on voyait déjà la chapelle moderne (Figures 2, 3, 4). Elle ressemblait à une station de téléphérique. C’est ici qu’il habitait et travaillait. Au-dessus du portail, une grande sculpture devant une fresque. Le soleil brillait dans le ciel bleu, les grillons sifflaient et un parfum flottait dans l’air. J’étais transporté.

Figure 2: La chapelle á St. Martin de Peille

Figure 3: La chapelle á St. Martin de Peille d’est

La vie simple à St. Martin de Peille

Je crois que c’est à ce moment-là que le « plat du jour » m’a été offert pour la première fois : Tout ce qui restait des derniers repas était mis dans une poêle qui, avec beaucoup d’autres, formait une œuvre d’art pratique (Figure 5).

Fig.5 Les caseroles

Un peu d’huile d’olive, des pommes de terre ou du riz, de l’ail, un peu de jambon ou de saucisse, peut-être aussi du fromage. Sans oublier les tomates et par-dessus un œuf, le tout bien assaisonné, et voilà. C’est délicieux. Au petit déjeuner, on se grillait une tranche de pain blanc sur une sorte de passoire posée sur une flamme du four à gaz. Si on la descendait assez vite avant qu’elle ne brûle, on pouvait la tartiner de confiture. Jacques aimait boire du Nesquik avec. On pouvait aussi préparer son café comme un Nescafé ou un Bialetti. Le café moulu était ensuite collecté pour la culture de plants de cyprès qui, lorsqu’ils étaient suffisamment grands, étaient mis en terre sur le terrain de la Bonnelle. Les boîtes de Nesquik étaient d’ailleurs importantes pour la cueillette des herbes. Les « herbes de Provence » qu’il cueillait lui-même – beaucoup poussaient sur le terrain de la chapelle – lui servaient à faire une infusion. Elle sentait bon, avait bon goût après une certaine accoutumance et était diurétique. Nous y reviendrons plus tard. Au fur et à mesure de son immobilisation, il ne mangeait plus de ce pain rond qui devait toujours être acheté frais chez le boulanger et qui durcissait très vite. Il mangeait des biscottes. Les cartons d’emballage sont également devenus de nombreux tableaux de même format. Ce n’est que maintenant que j’arrive à les accrocher, avec des fils sur une baguette, quatre transversalement, huit verticalement.

Fig. 6 Le plan du appartement

L’appartement

De mémoire, j’ai dessiné le plan pour mieux m’orienter (Fig. 6 illustration du plan). Dans la cuisine, j’ai vu pour la première fois la « cocotte minute », la marmite à vapeur, dont nous n’avons jamais voulu nous passer par la suite. Mon attitude vis-à-vis de l’hygiène s’est avérée exagérée. Les assiettes et les casseroles n’étaient pas forcément lavées, elles étaient juste essuyées, dans la mesure du possible, avec du papier journal. Il y avait une raison à cela. La plupart des maisons de Saint-Martin-de-Peille, et il n’y en avait pas tant que ça là-haut en 1967, n’étaient pas raccordées au tout-à-l’égout. C’est pourquoi on utilisait pour les eaux usées une « fosse septique », un double réservoir dans lequel les eaux usées s’écoulaient d’abord dans un premier réservoir hermétiquement fermé contenant des bactéries anaérobies, avant d’être confrontées aux bactéries aérobies dans le deuxième réservoir. Ensuite, le liquide aqueux un peu trouble, mais pas malodorant, pouvait être relâché dans la nature. Il confirmait toujours l’utilisation de produits de rinçage et de nettoyage par la phrase : « ne tue pas mes microbes ». A-t-il déjà vu une « fosse septique » se retourner ? 

Dans la cuisine, il conservait la porcelaine et les couverts sur une étagère ouverte, de sorte que tout était légèrement terni. Il s’agit plus d’un « défaut esthétique » que d’un véritable problème d’hygiène. Néanmoins, à notre arrivée, nous avons commencé par laver les assiettes, les tasses et les verres que nous allions utiliser pendant notre séjour.

Jacques avait deux réfrigérateurs L’un servait à la réfrigération, l’autre à la cuisine. Ou l’activait lorsqu’il y avait beaucoup de visiteurs. Donc nettement plus de personnes que notre petite famille. Des casseroles et des poêles étaient accrochées au mur et ressemblaient à un collage (Fig. 5 Les casseroles et des poêles). A l’intérieur, un miroir entouré de fil de fer pour le rasage quotidien. A côté, un petit chauffe-eau. En dessous, l’évier qu’il utilisait également pour sa toilette matinale. La cuisinière à côté, tout comme le chauffe-eau, fonctionnait au gaz. Et il avait une bouteille de gaz en réserve sous l’évier.

Les repas du soir étaient toujours pris en commun. On avait beaucoup de temps. Après le « plat du jour », il y avait toujours des fruits ou du fromage. Il buvait toujours un peu de vin rouge de pays avec beaucoup d’eau. Souvent, il y avait du thé, un thé très spécial. 

C’est le vieux « Curé de Peille » qui lui a donné l’idée. Le curé parcourait les montagnes locales et cueillait des herbes médicinales pour en faire des thés très particuliers. Il avait gagné tellement d’argent avec ses thés qu’il avait pu construire la chapelle sous laquelle Jacques avait son appartement et son atelier. Jacques racontait que Churchill comptait également parmi les clients du « Curé ».

Ce magicien du thé a inspiré Jacques à faire sécher les herbes les plus diverses (romarin, thym et des herbes que nous ne pouvions pas connaître) et à les faire infuser dans de l’eau chaude. Il conservait tout un arsenal de ces herbes dans des boîtes jaunes « Nesquik » qu’il avait rangées dans des caisses dans la « salle à manger ». Une cuillère de miel accompagnait les « petites sannes ». Je ne peux plus dire quel mélange était particulièrement diurétique. Le sommeil, je pense, était encore plus profond que d’habitude, là-haut, dans le silence, si ce n’était pas le mélange diurétique.

Fig. 7 La Salle à Manger

J’ai déjà décrit la cuisine. La « salle à manger », à laquelle on accédait directement depuis la rue, était également impressionnante, notamment par la taille de la table, qui pouvait accueillir cinq personnes sur les côtés et deux en tête (Fig. 7 Salle à manger). Il avait sans doute conservé des carreaux de sol carrés rouges, de sorte qu’il avait pu construire une table aussi confortable pour les grandes tablées. Il n’y avait pas de place libre sur les murs. Partout, il y avait des tableaux que Jacques avait sans doute échangés avec d’autres peintres contre les siens. Mais aussi des siens propres. Je me souviens d’une représentation du Christ avec un morceau de pain dans la main, comme un extrait d’une représentation de la Cène. Entre les tableaux, il avait des objets trouvés dans la mer, qu’il avait généralement lui-même trouvés lors de trocs, des coraux, des étoiles de mer, des poids de filets de pêche, etc. Ces objets étaient parfois placés de manière à masquer les défauts de couleur du mur. Il n’a pas repeint les formes des défauts de peinture sur les plafonds, qui étaient dus à des fuites. Elles lui ont inspiré de nouvelles œuvres d’art, non seulement dans la « salle à manger » mais aussi dans toutes les chambres. Les fuites étaient un problème. Je pense que la construction de la chapelle n’a pas été achevée, ou pas assez précisément. Il s’agit en effet d’une construction audacieuse et impressionnante. Pour la terminer, le curé de Peille n’avait sans doute pas réussi à réunir assez d’argent. 

Au fil des années, Jacques a couvert un grand espace au-dessus de l’appartement, se créant ainsi encore plus de place pour ses sculptures et pour le matériel qui pourrait éventuellement être utilisé dans des œuvres d’art.

Son bureau était petit et encombré de classeurs et de livres. Au cours des premières années, il l’utilisait essentiellement pour l’administration, la lecture et les appels téléphoniques. Vers la fin de sa vie, il y a également déplacé son lit et y a passé du temps, surtout pendant la saison froide, car cette petite pièce était relativement facile à réchauffer grâce à son petit chauffage à convection à huile. Il pouvait y faire très froid. Une fois, alors que nous ne pouvions lui rendre visite qu’à Pâques, il faisait si froid qu’on pouvait voir le souffle devant la bouche dans l’appartement.

Fig. 8 Le salon et ma femme Gabi

Quand il faisait plus frais, il accrochait également une grande couverture grossièrement tricotée et décorée d’ornements qu’il avait lui-même conçus devant la grande porte vitrée du salon. Le salon (Fig. 8. Le salon) m’a fortement impressionné, car il y avait réutilisé de vieux sièges de voiture. Comme il savait souder, il a soudé quelques pieds sous de vieux sièges de voiture et les fauteuils étaient prêts. Une petite table basse a été créée grâce à un support en verre sur lequel a été posée la vitre arrière d’une vieille Citroën. De même, une petite table de lecture avec une lampe intégrée a été créée. Un morceau de plastique translucide était plié autour de l’ampoule électrique et produisait une lumière agréable le soir. Deux sièges de la taille d’un lit pouvaient également remplir leur double fonction. Un gramophone n’était que rarement utilisé. On discutait la plupart du temps – si nos modestes connaissances en français le permettaient – et la musique de Bach ou de Sidney Bechet avait tendance à nous distraire. Dans un panier en fil de lait, on trouvait au moins une bouteille de pastis, qui était plutôt destinée aux invités qu’à lui. Dans le salon également, tous les murs étaient recouverts de tableaux, pour ne pas dire recouverts. Un mobile donnait du mouvement à la lumière du plafonnier. Ici aussi, le dégât des eaux avait inspiré la décoration du plafond. Dans un coin se trouvaient quelques chaises empilées qui servaient également lors des célébrations de messes. En effet, il faisait parfois si froid dans la chapelle que la célébration de la messe était déplacée dans le salon, un peu moins froid.

Fig. 9 Jardin d’hiver et Jacques Riousse

Au fil des années, les fenêtres et les portes ne fermaient pas mieux, c’est pourquoi l’aménagement d’un jardin d’hiver devant la grande porte vitrée du salon était également une bonne idée pour des raisons thermiques (Fig 9 Jardin d’hiver). Il avait également fabriqué lui-même les parois vitrées du jardin d’hiver et les avait embellies de différents ornements. C’est là qu’il s’asseyait souvent pour lire son journal. C’est là aussi que nous avons mené les interviews enregistrées en vidéo, qui sont également reproduites sur le site Internet que nous avons créé pour lui.

Fig 10 Culture des cyprès

A droite de la porte, il avait sa noria de cyprès dont il faisait germer les graines dans un bac en polystyrène. Il isolait les petits plants pour les faire pousser en plusieurs étapes dans des bouteilles en plastique coupées en deux de manière à ce qu’ils grandissent (Fig 10 Culture de cyprès). Une fois qu’ils avaient atteint une taille raisonnable, il les plantait sur le terrain de la « Bonnelle », sur lequel je reviendrai plus tard. Il a ainsi planté une infinité d’arbres dans un paysage aride. J’ai suivi les changements depuis plus de vingt ans. Le jardin d’hiver était idéal pour la culture.

Fig. 11 Chambre à choucher et ma femme Gabi

Du salon, on accédait à un couloir sombre d’où partaient, à gauche, deux chambres à coucher de peut-être sept mètres carrés. C’est dans la première que nous logions le plus souvent (Fig 11 chambre à coucher). En plus de l’étroit lit double, on y trouvait aussi un lit pliant pour notre plus jeune, Philipp. Un petit secrétaire n’agrandissait pas la chambre. Nous avons aussi appris à respecter une hygiène corporelle convenable près du petit évier avec de l’eau froide courante. Lorsque l’on ressentait le besoin de prendre une douche, on faisait couler un peu d’eau chauffée dans un chauffe-eau à gaz dans une cuvette et on utilisait un espace séparé au fond de l’atelier. Cet espace pouvait également servir de cuisine de secours. On y posait donc une bassine dans l’évier et on se faisait une toilette complète. Cela fonctionnait pour nous, les adultes, mais nos enfants s’y étaient aussi rapidement habitués (Fig 12 Salle de bains).

Fig 12 Salle de bain avec Philipp

Dans la deuxième chambre, Jacques avait dormi au début, jusqu’à ce qu’il ouvre son lit dans son bureau. Parallèlement à la chambre à coucher s’ouvrait un espace sans porte, séparé par un rideau en plastique. C’est là qu’il entreposait les matériaux les plus divers. Des lits pouvaient également y être ouverts pour nos deux filles, Julia et Caroline. Je ne sais plus si cette pièce comportait un autre espace séparé pour le matériel, avec une fenêtre donnant sur l’atelier.

En face de cette zone, on trouvait une porte qui donnait sur une pièce fantomatique. Je me souviens que dans cette partie au sol plat se trouvait un grand lit, recouvert, comme tous les lits, d’une multitude de matelas et de couvertures. Il devait accueillir beaucoup de visiteurs en même temps dans les premières années. Une partie de la pièce montrait la roche montante, le sous-sol de la chapelle, qui était construite sur une pente. Les objets les plus divers conféraient à cette pièce son caractère particulier. Jacques a sans doute toujours pensé : « Qui sait à quoi cela pourrait me servir encore une fois, pour en faire une œuvre d’art ». Et il a d’ailleurs utilisé beaucoup de choses.

Fig. 13 L’atelier ver sud ouest avec l’ atrium superposé . On voit une mobile au milieu l’atrium

On accédait maintenant à l’atelier (Fig 13 Atelier). Les architectes avaient prévu cet espace ouvert avec une sorte d’atrium. Mais Jacques avait besoin d’un grand espace pour travailler. Il a donc délimité cet atrium avec des fenêtres. Il a fermé la découpe du toit en réalisant une structure vitrée sur les côtés et recouverte de plaques de ciment ondulées.

Fig 14 L’atelier ver sud est avec ma femme et mes fille

Il a ensuite prolongé cette structure jusqu’au mur extérieur de la chapelle. Il y avait transporté un fauteuil confortable, créant ainsi une sorte de siège surélevé d’où l’on pouvait d’une part voir l’atelier et d’autre part avoir une vue panoramique sur la nature et observer les plus beaux couchers de soleil. Derrière le fauteuil, il avait installé une étagère où il rassemblait ses magazines comme « Paris Match » et un périodique chrétien. Lorsque le magazine GEO a été disponible en français, nous lui avons commandé l’abonnement, car lorsqu’il nous rendait visite, il lisait toujours avec un succès considérable l’édition allemande avec le dictionnaire sur les genoux. Jusqu’à un âge avancé, il y a passé de nombreuses heures, si nécessaire avec plusieurs couches de pulls et de bonnets tricotés. Il ne faut pas oublier de mentionner que cette zone n’était accessible depuis l’atelier qu’avec une échelle en acier. Aucun problème pour lui, même à près de 80 ans. De son perchoir, on accédait également à un autre espace de stockage pour les sculptures et le matériel, qu’il avait installé au-dessus de son habitation pour éviter les infiltrations d’eau, comme nous l’avons déjà mentionné au début de ce chapitre (Fig 15 L’espace de stockage).

Fig. 15 L’espacé de stockage et Jacques Riousse

L’atelier était à la fois un atelier et une exposition. Au centre se trouvait une table en acier sans plateau qu’il utilisait pour la soudure électrique. Ici, il avait toujours une connexion cathodique sûre. Dans les premières années, il soudait aussi à l’acétylène. Avec le temps, les bouteilles de gaz nécessaires étaient certainement trop lourdes à transporter. En direction du lavabo/WC, il avait aménagé un établi sur lequel se trouvaient une grande perceuse et une lourde flex. Comme nous passions souvent l’été chez lui et qu’il ne nous demandait pas d’argent, nous avions pris l’habitude d’apporter des outils électriques et d’autres objets utiles. Avec une petite flex et une perceuse à main, beaucoup de choses étaient plus faciles à réaliser. Presque sous toutes les fenêtres se trouvaient des armoires avec de nombreux tiroirs, comme on en voit dans les pharmacies. Outre la possibilité de ranger des vis, des écrous, des équerres, etc., on pourrait aussi y exposer de petites sculptures, des vitraux ou des trouvailles arrangées. Selon le moment de la journée et le temps, les ombres et les reflets de couleur contribuaient à l’œuvre d’art globale. 

En levant les yeux vers la structure de l’atrium, on pouvait voir un mobile composé de cintres qui provenaient probablement de valises d’outre-mer (Fig. 13 L’atelier avec atrium superposé). C’est également là que se trouvaient les haut-parleurs de la chaîne stéréo, qui ne diffusait en principe qu’une seule station : « France culture ». Je garde le souvenir que dans les discussions des têtes pensantes, personne ne laissait l’autre s’exprimer. Du bon jazz en alternance avec de la musique classique l’accompagnaient du matin au soir. Lorsque la chaîne stéréo ne fonctionnait plus, nous lui avons apporté un « ghetto-bluster » qui lui permettait de ne pas renoncer à France culture, même dans son bureau.

A côté de l’établi, en passant devant les toilettes, on arrivait dans la cage d’escalier. D’ailleurs, il y avait aussi une possibilité de douche dans les toilettes, mais je n’ai essayé de la faire fonctionner qu’une seule fois. Il fallait changer les tuyaux et lorsque tout était étanche, l’eau coulait effectivement. Lorsqu’un scorpion s’est glissé dans le bac à douche, plus aucun membre de la famille ne s’est intéressé à ce type de nettoyage corporel. 

Le plus intéressant dans la cage d’escalier avec des marches sur du béton brut était deux attaques en porcelaine reliées par des câbles métalliques à deux cloches. Le dimanche, elles étaient actionnées brièvement quinze et cinq minutes avant la messe, ce qui n’augmentait pas non plus le nombre de personnes assistant à la messe. A la hauteur de la chapelle se trouvait une petite sacristie de peut-être cinq mètres carrés, un petit local dans le clocher. Les chasubles étaient suspendues à une corde tendue en travers, et en face se trouvait une armoire sculptée, ressemblant à un vieux buffet, pour ranger les ustensiles de messe, qui avait sans doute été placée auparavant dans une autre chapelle dans le même but. L’un des objets les plus importants était un gramophone avec haut-parleur, qui transformait acoustiquement la chapelle en cathédrale au début de la messe et ensuite avec la Toccata et Fugue BWV 565.

Fig. 16 Salle de la chapelle

La salle de la chapelle avait une si bonne acoustique que nos enfants y jouaient plus souvent de la flûte. Même si l’on ne comprenait pas les textes de la liturgie de la messe dominicale – je dois avouer que c’était plus souvent le cas – on ne s’ennuyait pas, car il y avait là aussi beaucoup à voir (Fig. 16 Salle de la chapelle). Le plateau de l’autel était posé sur un morceau de souche d’arbre bizarre. A droite et à gauche de l’autel, qui avait été avancé par le clocher, deux grandes fenêtres s’ouvraient sur la nature. Dehors, devant ces fenêtres, Jacques avait positionné des sculptures métalliques relativement grandes. A l’intérieur se trouvaient deux sculptures de saints en bois de la taille d’un homme, probablement issues elles aussi de la chapelle dont nous venons de parler, et donc pas de sa création. Ces sculptures avaient une multitude d’habitants en forme de vers qui mangeaient le bois des sculptures. Nous avons donc placé les sculptures dans un sac poubelle et les avons enduites de produit de protection du bois, puis nous en avons mis un deuxième par-dessus et avons entouré le tout de ruban adhésif « à la manière des Christos ». Mais les deux Christos n’étaient pas encore connus à ce moment-là. Plus d’un visiteur de la chapelle a dû être fortement surpris. Peut-être que les Christos étaient parmi eux et qu’ils s’en sont inspirés.

Fig. 17 Messe dans le salon

S’il faisait trop froid en hiver, l’oncle Jacques lisait parfois la messe dans le salon (Fig. 17 messe dans le salon).

A une hauteur de deux mètres et demi, les architectes avaient placé une bande lumineuse en plastique de différentes couleurs dans les murs latéraux. Le palier devant, une sorte de rebord de fenêtre, donnait une scène à vingt ou trente sculptures fabriquées par Jacques. A la hauteur de la dernière rangée de bancs, on pouvait accéder à une galerie. L’accès en était interdit par une porte composée, je crois, de dix caissons sculptés de provenance inconnue. Jacques conservait là-haut de très nombreuses sculptures. 

C’était presque devenu un rituel : à la fin de notre visite, ma famille montait dans la galerie et chacun d’entre nous pouvait choisir quelque chose pour l’exposer chez lui. Nos enfants ont également fait de bons choix très tôt.

La galerie était séparée de la salle de la chapelle par un écran en rotin et décorée d’une croix. Dans l’entrée de la chapelle, il y avait d’un côté une table avec des livres de prière et des revues d’église, et de l’autre côté, je crois me souvenir d’une sculpture faite à partir d’une racine d’olivier avec des éléments en métal. 

La sortie à double porte donne sur un parvis gravillonné, protégé par l’imposant toit qui, comme je l’ai dit, donnait à la chapelle des airs de gare de téléphérique. Dominique, le neveu de l’oncle Jacques et mon ami d’échange, et moi-même nous allongions parfois la nuit dans la large gouttière pour observer les nombreuses étoiles filantes des Perséides.

Fig. 18 La Bonnelle

Après avoir emménagé dans les locaux sous la chapelle, Jacques n’était pas sûr de pouvoir y rester longtemps. C’est pourquoi il a acheté un terrain avec les ruines d’une petite maison à quelques kilomètres de là, en direction de « La Gorra ». Celle-ci se trouvait sur le « Chemin de la Bonnella ». Il y construisit donc la « Bonnelle » (Fig. 18 la Bonnelle). La petite maison en pierre constituait le noyau de la « Bonnelle ». Il a agrandi l’espace devant et autour de cette maisonnette pour en faire un lieu d’habitation. Pour ce faire, il a construit un petit mur d’environ 40 cm de haut à une distance de cinq mètres des murs de la maisonnette, dans lequel il a fixé des poutres en T verticales. Il a formé le toit avec des poutres en bois. Entre les poutres, des profilés en T ont été soudés pour recevoir des vitres. Lors de ma première visite en 1967, j’ai pu aider à encastrer les vitres de la partie supérieure de la « Bonnelle », qui a été construite en premier. Le sol a été cimenté et recouvert de carreaux rouges, très répandus. La partie inférieure de la « Bonnelles » a été construite entre 1968 et 1972. Ici aussi, l’aménagement intérieur était bien sûr impressionnant. Directement à l’entrée, à droite, se trouvait un petit espace avec des meubles qu’il avait soudés, comme à son habitude, à partir de vieux sièges de voiture. À gauche, on déposait la vaisselle usagée dans une pierre de lavage alimentée en eau par un petit chauffe-eau à gaz. Au centre de la pièce, on pouvait prendre ses repas sur une table carrelée de taille similaire. Elle ressemblait à la table de la « salle à manger » de son appartement. Derrière, un espace séparé par des draps abritait les lits des invités. D’autres lits se trouvaient dans la petite maison où étaient également installés les toilettes et la « douche ». La cheminée qu’il avait construite à partir du capot d’une vieille grosse Citroën était impressionnante. Une fois allumées, des pommes de terre entourées de papier aluminium étaient enfoncées dans les braises. Par-dessus, il plaçait par exemple un poulet, fixé dans une sorte de grille pour le retourner. Jacques avait farci le poulet de romarin et de thym fraîchement cueillis devant la Bonnelle. Je devais reconnaître qu’il fallait s’y habituer, mais c’était délicieux. 

L’approvisionnement en eau était assuré, comme dans la chapelle, par un filet d’eau qui coulait en permanence d’un tuyau qu’il avait posé et qui était recueilli dans un bassin fermé. Un approvisionnement en eau sécurisé n’a été mis en place que vers la fin des années. D’où l’importance du passage quotidien aux réservoirs, qui était presque toujours salué par le message « l’eau coule ».

Le déroulement de la journée

Jacques se levait toujours avant nous, je ne peux donc pas dire grand-chose sur sa routine matinale. Lorsque nous nous retrouvions ensemble, il était lavé, frais et parfumé, malgré la simplicité des circonstances. En raison de l’eau courante et de la présence d’un chauffe-eau, il faisait sa toilette matinale dans la cuisine. Il était toujours bien rasé (mouillé). Il portait les cheveux très courts, coupés par ses soins à l’aide d’une tondeuse électrique. Avec l’âge, il portait un bonnet tricoté qu’il ne quittait plus de la journée pour des raisons de température. 

On pouvait toujours entendre qu’il travaillait à l’atelier, car, comme je l’ai déjà dit, il adorait la chaîne « France culture ». Les discussions qui s’y déroulaient, où tout le monde se coupait la parole, étaient impressionnantes. Seuls le disque à tronçonner (flex), la perceuse ou le soudage interrompaient sa perception de l’émission. En principe, il travaillait toute la journée, jusqu’à ce qu’il se retire le soir sur son « perchoir » en été et dans son bureau/chambre à coucher en hiver. Il travaillait tant qu’il faisait jour. Si ce n’était pas dans son atelier, c’était dehors. Il y avait toujours quelque chose à faire sur le terrain (Fig. 19 JR en train de planter.)

Fig. 19 Jacques Riousse en train de planter avec Philipp

Lorsque nous étions sur place, il ne nous gâtait qu’avec le repas d’arrivée, après quoi il laissait la cuisine à ma chère Gabi. C’est elle qui s’occupait du repas chaud du soir et de notre alimentation en général. Contrairement à nous, il diluait toujours le vin du repas avec beaucoup d’eau. 

Nous faisions nos courses au supermarché « Auchun » à « Trinité », juste avant Nice. Ou encore à « La Turbie ». Lui-même avait d’autres sources d’approvisionnement très avantageuses, dans lesquelles il se procurait des aliments juste avant la date de péremption.

Lorsque nous étions sur place, nous aidions aussi à planter ses cyprès pour les zones autour de la chapelle et de la Bonnelle. S’il faisait chaud, il fallait toujours les arroser les premières années.

Les premières années, nous avons fait beaucoup de randonnées, Peille, Cole de la Madonne, St. Agnes, Mont Agel etc. nous avons rendu visite à des amis (Père Luc) ou à des connaissances dans l’Alpe maritime, sur la côte ou à Nice (Alain Coussement), je ne me souviens pas de beaucoup de noms. Nous étions aussi souvent au bord de la mer à Cap d’Aille, dans une mini-baie et aussi à la « Pointe des Douaniers », qui demandait un peu plus d’exigence au décollage et à l’atterrissage (Fig. 20 Plongée).

Fig. 20 Preparation de la plongée

Jacques était un bon nageur. Plonger avec des lunettes et un tuba était une passion. Même les hautes vagues ne le dérangeaient pas (Fig. 21 JR dans les vagues). Dans son appartement, on pouvait trouver beaucoup de matériaux qu’il avait récupérés dans la mer: des poids de plomb de lignes de pêche, des coraux, des étoiles de mer et bien d’autres choses encore. Tout était utilisé dans ses œuvres.

Fig. 21 Jacques Riousse dans les vagues á Cap d´Ail

Oncle Jaques et notre petite famille

En 1971, Gabi et moi nous sommes mariés et c’est ainsi qu’en 1972, alors que nous n’avions pas encore d’enfants, nous avons pu nous rendre pour la première fois ensemble à St Martin de Peille dans notre vieille Opel grinçante. Il n’y avait pas encore d’autoroute et nous sommes donc passés par le col de Cuneo pour rejoindre la Côte d’Azur. Nous sommes donc arrivés épuisés, et en plus sa maison était pleine de visiteurs. Nous avons d’abord été installés dans l’inquiétant local à matériel pour dormir. Le lendemain, sa maison était vide et toute son attention était pour nous, peut-être un peu plus pour Gabi que pour moi. Il s’est réjoui de son « pull Vasarely » (Fig. 22) et il a également mentionné une ou deux fois la Vénus de Botticelli. Il est possible que sans ma Gabi, j’aurais eu plus de mal avec lui. 

Fig. 22 Gabi au port de Monaco et le pull « Vasarelli »

Dès que notre Julia (1974) a été en mesure de voyager, nous sommes retournés voir l’oncle Jacques. Il a également eu la gentillesse de la baptiser (Fig. 23 Baptême).

Fig. 23 Baptême de Julia 1976 à St. Martin de Peille

Les années suivantes, Caroline (1977) et Philipp (1979) nous ont rejoints. Aujourd’hui encore, ils parlent de jeux dans la « nature sauvage », le terrain d’aventure autour de la chapelle (Fig. 24 « nature sauvage »). Nos enfants ont toujours beaucoup dessiné, ils avaient toujours des crayons à papier. Ils étaient très contents de voir leurs dessins sous le plateau de verre lors de notre prochaine visite. Nous avions le sentiment qu’Oncle Jacques était pour eux une sorte de « grand-père » particulier et que lui aussi avait ainsi un peu l’impression d’avoir des petits-enfants. Les conversations entre eux étaient déjà impressionnantes : les enfants parlaient allemand et Jacques répondait en français. Et on avait l’impression qu’ils se comprenaient bien.

Fig. 24 « nature sauvage » en face de la chapelle

L’impression de son art sur moi

Un bref événement montre comment Jacques Riousse vivait dans l’art. Lors d’un de ces tours, ou plutôt promenades, que je viens d’évoquer et où nos enfants nous accompagnaient, ses yeux étaient toujours ouverts sur le matériel qui pouvait être transformé en sculpture. J’ai déjà mentionné que Jacques n’utilisait pas de métal neuf pour ses sculptures. Il devait déjà avoir eu une « vie » auparavant. Une vie qui pouvait aussi avoir apporté la mort à d’autres, comme de nombreux obus explosés avec lesquels on bombardait par exemple la forteresse du « Mont Agel », à l’est de St. Martin de Peille (Fig. 25 Berger en obus). 

Fig. 25 Berger en obus

Vers la fin de la guerre, quelques Allemands s’y étaient encore barricadés et ont été bombardés par des navires de guerre américains. Lors de la promenade mentionnée, nous n’avons pas trouvé de munitions mais une vieille poêle rouillée. Nous avons regardé l’oncle Jacques d’un air interrogateur lorsqu’il l’a emportée. Il nous a donné la réponse dans l’atelier, avec ses mains. Il a plié l’anse au milieu de la poêle rouillée et a créé un « corps ». Il a ensuite serré un côté de la poêle dans un étau et a plié d’abord un côté, puis l’autre, pour former un « manteau ». Au point de pliage, il a soudé une roue dentée qu’il a trouvée dans son stock de matériaux d' »inspiration », et la sculpture avait déjà une tête. Une plaque métallique a été soudée à l’anse qui dépassait le bord de la casserole et le « manteau » reposait sur un pied sûr.

Fig. 26 La Périnatologie dans la clinique obstétrique etgynécologique de « Klinikum Fulda »

Comme je faisais des recherches sur les causes et le traitement de la menace d’accouchement prématuré pendant ma période clinique et scientifique, je lui ai demandé un jour s’il pouvait résumer la périnatalité en une sculpture. Pendant deux ans certainement, je n’ai rien entendu. La troisième année, il avait créé une femme allongée, qui s’appuie mollement sur ses bras en arrière. Sur son ventre, un anneau stylise l’utérus d’où sortent les bras et les jambes d’un bébé (Fig. 26 La Périnatologie). Il a déclaré à ce sujet que la périnatologie actuelle, avec des procédés modernes comme l’échographie, permettait de résoudre la situation de boîte noire de la grossesse et que les thérapies actuelles étaient si efficaces que l’enfant avait toutes les raisons de se réjouir et que la mère pouvait profiter de sa grossesse en toute décontraction. La sculpture a été exposée pendant plus de vingt ans dans la clinique gynécologique de Klinikum Fulda, jusqu’à ce que mon successeur ne trouve plus de place pour la sculpture après le déménagement de la clinique dans un nouveau bâtiment.

En regardant ses sculptures, on découvre toujours qu’en regardant un objet, une structure, ses pensées créaient quelque chose de nouveau. Ce n’était pas seulement le cas pour les sculptures, mais aussi pour les taches d’eau qui apparaissaient au plafond et sur les murs à cause d’un toit non étanche et auxquelles il donnait une existence voulue avec un pinceau et de la peinture.

En de nombreux endroits de l’atelier et de l’appartement, des mobiles se déplaçaient dans un environnement rarement exempt de courants d’air. Des disques avaient été sciés quelque part dans des plaques de plastique pour fabriquer des boutons. Les déchets étaient idéaux pour y accrocher d’autres disques ou du matériel récupéré lors de ses plongées. J’ai déjà parlé du grand mobile de cintres dans la structure de l’atelier. En raison du poids des cintres, ceux-ci ne se déplaçaient que lentement, presque majestueusement.

Je ne l’ai jamais vu peindre. La plupart des tableaux ont également été réalisés à une époque où nous ne nous connaissions pas encore. Les tableaux montraient parfois du concret, parfois de l’abstrait et parfois seulement des motifs. Toujours bien proportionnés, souvent avec de nombreux détails qui incitaient à l’interprétation. Lorsqu’on lui a demandé ce que cela voulait dire, il a répondu, comme pour les sculptures, qu’il n’était pas bon que l’artiste donne un nom à un objet. Donner un nom à un objet gênerait le spectateur dans sa perception. « C’est le spectateur qui crée ». Ainsi, le spectateur participe à la création de la sculpture, car ce qu’il voit naît dans son esprit, et cela peut être tout autre chose que ce que l’artiste a vu.

Fig. 27 La Famille

Il ne faut pas oublier que Jacques Riousse n’avait guère de moyens financiers. De même, il n’y avait guère de toiles abordables après la guerre. Les premières années, il utilisait donc de la toile de jute grossière. Les couleurs étaient également de mauvaise qualité. Elles ne durcissaient pas correctement ou libéraient continuellement de l’huile, ce qui était clairement visible sur l’un de nos murs. Lors d’un nouvel accrochage, nous protégeons le mur avec du film alimentaire. Je ne me suis jamais lassé de certains de ses tableaux, comme le dernier cité. Elle représentait une famille nucléaire avec une mère, un père et un enfant (Fig.27 La famille). Les trois personnes se fondent en un tout. Ce tableau était également accroché dans la chambre où j’ai été hébergé lors de ma première visite à Saint-Martin-de-Peille, si bien que je l’avais toujours devant les yeux lorsque je m’endormais. 

Le thème de la famille ne m’a jamais quitté et a même conduit plus tard à la création de la Fondation allemande de la famille et de son école familiale. https://familienschule-fulda.de

Son influence sur moi

L’environnement

Je me permets ici d’en dire un peu plus sur moi, car je pense qu’on peut aussi déduire beaucoup de choses sur Jacques Riousse à partir de ce récit. J’ai déjà raconté comment je me sentais lorsqu’en 1967, à l’âge de 18 ans, j’ai quitté l’Allemagne, où il faisait généralement froid, et que je suis arrivé à Nice pour m’immerger dans l’air chaud et humide. Je m’étonnais de presque tout. L’oncle de Dominique était habillé très simplement, il roulait dans une voiture (2CV) dont on s’étonnait qu’elle roule. Sur le repas de midi, qui ne se composait pas comme souvent chez nous de pommes de terre, de saucisses et de sauce, mais qui pouvait aussi être un « pain bagnat ». Ou alors, le dimanche, lors d’une invitation à la « Ferme » de La Gorra, cela pouvait durer plusieurs heures. Beaucoup de plats différents dans la grande cuisine de « Tantine » qui, du haut de ses 80 ans, pouvait réciter par cœur toutes les fables de La Fontaine. C’était le plein été. Les fenêtres et les portes étaient toujours ouvertes. Il a fallu que je m’habitue aux nombreuses mouches, aux chiens et aux chats qui se promenaient dans la cuisine. C’était délicieux, mais pour mon système gastro-intestinal pas si endurci, c’était déjà une épreuve de plusieurs jours.

Jacques recevait plus souvent la visite d’un M. Poussin. Un professeur de Paris qui avait un petit appartement à Peille. Ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son Spider de MG, dans lequel j’ai pu l’accompagner une fois à Cannes. Quelle expérience pour le jeune homme de dix-huit ans que j’étais. Par beau temps, dans la décapotable, le bras et la tête nonchalamment posés – trop longtemps sans doute – par la fenêtre, j’avais tellement mal aux oreilles le soir que j’ai épuisé la réserve d’aspirine de Jacques. Mais je pense encore aujourd’hui à ce voyage fantastique. Ainsi, non seulement Jacques, avec sa pensée et sa manière de vivre, avec ses amis et ses connaissances, m’a ouvert des moments que je n’avais jamais vécus dans mon entourage de l’époque, mais il m’a aussi permis de découvrir de nouveaux horizons. Et je suis fermement convaincu que ces expériences m’ont marqué, m’ont fait aimer la France, les « Alpes maritimes » et la Côte d’Azur. 

Que l’on puisse garnir une tarte d’oignons et d’olives était pour moi inconcevable. J’ai pu savourer cette « tarte d’oignon » lors d’une fête dans un village de l’arrière-pays dont je ne me souviens pas du nom. Je me souviens d’une fête avec danse au son d’une fanfare à Peille et d’un bon repas – je crois que c’était une fête du 14 juillet. Je n’avais pas vraiment d’yeux pour les gentilles Françaises, car j’étais déjà amoureux de ma Gabi. Le retour à Saint-Martin-de-Peille s’est fait de nuit, à travers champs. Dominique connaissait le chemin et pour la première fois, j’ai vu des quantités de lucioles. 

Quelques artistes avaient aussi leur atelier à Peille, je me souviens vaguement de celui de Grothe-Mahé. Jacques avait accroché quelques-unes de ses toiles dans son appartement.

Fig. 28 L´ Univers

Sa pensée

Je ne peux pas rendre compte suffisamment de sa pensée, que je comprenais mieux avec l’âge et les discussions avec beaucoup de ses répétitions. Il serait trop difficile pour moi de décrire tout cela avec la précision nécessaire. Je pense qu’il était panthéiste. Non seulement l’infinité de l’univers revenait sans cesse dans ses sermons, mais elle transparaissait aussi dans certains tableaux et collages. Ainsi dans un tableau qu’il nous a offert (Fig.28 L´ Univers). Et il vénérait Blaise Pascal. Un livret contenant ses « Pencées » était toujours à sa portée. 

J’espère que sa nièce Anne Hajjar-Riousse et Mme Anne Zali, qui admirait l’œuvre d’art totale de Jacques Riousse, apporteront leur contribution à la présentation de sa pensée. Si j’en ai encore la possibilité, je veux également insérer sur son site Internet les interviews que j’ai réalisées avec lui.

Quelle influence a-t-il eue sur moi à travers son autre monde ? Je pense qu’il a assoupli chez moi une certaine étroitesse d’esprit, qui était certainement en partie acquise. Il m’a certainement rendu plus tolérant, et pas seulement dans les domaines de la nourriture et du sommeil. Il a renforcé mon courage d’essayer quelque chose, pas seulement sur le plan manuel, même avec la possibilité d’échouer. Il a eu une influence extrêmement positive sur mon sens de l’esthétique, sur mon sens des proportions. Il a probablement eu une influence dans de nombreux domaines que je n’avais même pas remarqués.

Jacques Riousse et les Allemands

Lors de ma première visite, je n’ai pas appris grand-chose sur sa relation avec les Allemands, ce qui était dû en grande partie à mes connaissances limitées du français. Je l’ai ressenti plus clairement par la suite, mais certainement de manière atténuée, car lors de ma deuxième visite, je suis arrivé à St Martin avec mon Gabi. Et Gaby se distinguait et se distingue toujours par un naturel attrayant qui n’a pas échappé à l’oncle Jacques. Peu à peu et avec une compréhension croissante du français, j’ai appris de Jacques la profonde aversion compréhensible envers l’Allemagne, qui avait apporté tant de souffrances aux gens pendant deux guerres mondiales. D’une manière générale, il avait une vision plus nuancée de l’Allemagne. Il a décrit de manière très positive un voyage à travers l’Allemagne, probablement en 1936, où il a fait la connaissance de deux filles qu’il a décrites comme très gentilles. Comme elles avaient en partie les mêmes destinations, elles ont pédalé ensemble pendant un certain temps. Au cours de ce voyage, il a visité Düsseldorf, Cologne et également le monastère de Maria Laach dans l’Eifel. 

La période en tant que soldat a dû être terrible. Dunkerque l’a tellement bouleversé que, bien des années après la fin de la guerre, il a continué à représenter d’horribles scènes de guerre dans ses tableaux (illustration Guerre).

Il a été fait prisonnier, je crois en 1940, à Stargad en Poméranie occidentale, non loin de Stettin, aujourd’hui Szczecin en Pologne. Là-bas, il n’a pas seulement passé du temps dans un camp, mais a également été affecté à une ferme. Il parlait souvent avec émotion des paysans. Pour les jours de fête, le repas était dressé dans le salon, qui n’était pas utilisé autrement. Comme ils n’avaient pas de nouvelles de leur fils Horace, du même âge que Jacques, qui combattait sur le front de l’Est, pendant des mois, Jacques devait prendre sa place à la droite de son père, lui, le soldat ennemi. 

Mais comme il était également affecté à d’autres endroits et que la situation était globalement extrêmement incertaine, il pensait toujours à la fuite. Mais comment s’orienter ? Il a commencé à mémoriser les constellations avec un livre de la bibliothèque du camp. Plus tard, il les connaissait si bien que, debout sur le toit de la chapelle, il nous montrait dans le ciel clair non seulement les constellations, mais aussi les planètes. Lors d’une de nos visites, nous lui avons apporté un télescope et il nous a aussitôt montré les satellites de Jupiter. Pour moi aussi, ce fut une illumination, car les lunes qui tournent autour de Jupiter permettent de se rendre compte de l’espace de notre système solaire.

Nous étions heureux que Jacques n’ait pas mis en œuvre son plan d’évasion. Il ne serait probablement plus en vie. De plus, il a pu rentrer en France pendant la guerre, en 1942, en vertu de la Convention de Genève, alors qu’il était soldat dans les services sanitaires.

Nous avons beaucoup ri lorsque Jacques a raconté qu’il avait appris trois mots allemands en captivité : « Raus, raus – Kartoffel – Sabotage ! » 

Lors de nos visites à Saint-Martin, nous avons fait de nombreux tours sur la côte mais aussi dans l’arrière-pays entre Vintimille et Cannes. Quand il voyait un pont routier ou ferroviaire détruit, il disait : « Ce sont les Allemands qui l’ont détruit ». Si nous lui montrions un pont intact, il disait : « Les Allemands l’ont oublié ». 

D’année en année, le ressentiment s’est perdu. La relation est également devenue de plus en plus intime lors de ses visites en Suisse, où nous avons vécu six ans, et en Allemagne. Nos enfants voyaient l’oncle Jacques comme leur grand-père. C’était beau de voir comment ils se comprenaient, l’un parlant allemand, l’autre français, un seul cœur et une seule âme.

L’objectif que s’étaient fixé Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, à savoir rapprocher par des échanges de jeunes les deux pays toujours ennemis, a sans doute été plus qu’atteint, du moins dans nos familles. Espérons que les futurs dirigeants de nos États continueront à promouvoir cette valeur, le rapprochement de nos deux pays.

Fig. 29 À Viztnau, lac des Quatre-Cantons

Visites chez nous en Suisse et en Allemagne

Lorsque nous avons déménagé de Marburg à Zurich en 1980, j’avais obtenu un poste de médecin-chef à la clinique gynécologique de l’université, Jacques avait déjà 70 ans et était naturellement de plus en plus immobile. Cela nous a donné l’idée de l’inviter chez nous et de lui rendre un peu la pareille pour la possibilité de lui rendre visite et de passer des vacances à Saint-Martin. Nous lui avons envoyé un billet d’avion ou de train, je ne me souviens plus très bien, et une fois arrivés à Zurich, nous avons planifié des tours dans tout le pays pendant une semaine (Fig 29 Vitznau en Suisse).  Je me souviens encore très bien d’un tour, car il était venu à Viztnau il y a plus de 40 ans et me parlait toujours de Vitznau. Et c’est ainsi que nous nous sommes mis en route pour le lac des Quatre-Cantons, dont nous avons fait le tour sous un soleil radieux. Nous n’avons pas non plus manqué les expositions au Kunsthaus. Je ne sais plus combien de fois Jacques est venu à Zurich en été. De retour en Allemagne, nous allions le chercher à l’aéroport de Düsseldorf les premières années. 

Fig 30. Jacques dans une village en Suisse

– Les vols avaient d’ailleurs un effet secondaire artistique. Il collectionnait les magazines en papier glacé qui étaient toujours exposés dans l’avion. De retour chez lui, il s’inspirait de la structure et des couleurs et transformait les photographies en nouvelles petites œuvres d’art avec différentes couleurs. Certaines d’entre elles étaient très impressionnantes. – 

Nous avons d’abord habité à Herne, où se trouvait la clinique gynécologique de l’université de la Ruhr à Bochum. C’est là que mon domaine de recherche, l’obstétrique et la périnatologie, lui a inspiré la sculpture « La périnatologie », que j’ai décrite dans le chapitre précédent. Une ancienne forge jouxtait l’arrière-cour de notre appartement et nous avons pu la louer pour y aménager un petit « musée » avec les œuvres de Jacques qu’il nous avait offertes jusque-là. 

Après le décès de mon père, ma maison familiale à Duisburg-Marxloh ne serait plus habitée que par ma mère. Elle avait besoin d’une remise en état urgente. Dans l’idée d’y investir notre loyer, nous nous y sommes installés une fois les travaux de rénovation terminés. Je n’ai pas trouvé le trajet quotidien entre Herne et Duisbourg (près de 40 km) pénible, car il était notamment compensé par un bel habitat. Là aussi, nous avons pu exposer les œuvres de Jacques dans l’ancien cabinet de mon père et dans toute la maison. Jacques a continué à profiter des invitations à venir chez nous. Et nous avons ainsi pu lui montrer de nombreuses curiosités de la grande région Rhin-Ruhr, du Bas-Rhin jusqu’à Cologne. 

C’est en pensant que Jacques allait devoir passer Noël seul dans son appartement froid sous la chapelle de Saint-Martin que nous avons décidé de passer Noël avec lui. Les premières fois, il est venu à Duisbourg, puis à Fulda, où nous sommes ensuite allés le chercher à l’aéroport de Francfort. Alain Coussement, un ami de Jacques et également actif dans la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », créée entre-temps avec sa nièce Anne Hajjar-Riousse, l’a chaque fois amené à l’aéroport de Nice. Je crois que la dernière fois qu’il est venu à Fulda, c’était en 2000. Le vol et l’orientation dans l’aéroport étaient de plus en plus fatigants pour lui. Nous avions été heureux qu’il fasse encore le voyage à presque 90 ans. 

Avec le « Kunstverein Fulda », nous avons pu organiser une imposante exposition de ses œuvres (Fig. 34). Nous y reviendrons plus tard. 

Classement de son art

J’ai toujours trouvé très dommage que plus de gens ne puissent pas profiter des œuvres de Jacques. Mais une base pour cela est une certaine notoriété. Les artistes y parviennent en vendant leurs œuvres, généralement par le biais d’une galerie. Les galeries font une certaine publicité pour générer des clients. Mais Jacques ne cessait de répéter « je ne veux pas me mettre dans le commerce ». 

Très tôt, j’ai commencé à photographier ses tableaux et ses sculptures lors de tous nos séjours à St Martin de Peille. (Entre-temps, j’ai numérisé une vaste collection et créé des tableaux Excel des œuvres). J’ai également réalisé des interviews dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, tant bien que mal. Elles doivent également être prises en compte sur son site Internet. 

Pendant mon séjour à l’université de la Ruhr à Bochum, j’ai pris contact avec le directeur de l’institut d’histoire de l’art de l’époque dans le but d’établir une vue d’ensemble des œuvres et de la vie sous forme de thèse de doctorat. J’étais déjà bien avancé dans les négociations. Seulement en dernier lieu, le candidat, qui parlait aussi français, a trouvé un sujet nettement plus facile.

Après mon départ à la retraite, j’ai repris le fil de la création d’un souvenir durable de Jacques. Un site Internet multilingue a été créé www.jacques-riousse.de. Une fois les catalogues d’œuvres à peu près complets et après avoir photographié en haute résolution les œuvres qui se trouvaient chez nous, j’ai pris contact avec la Fondation franco-allemande pour l’histoire de l’art à Paris. J’y ai reçu l’avis qu’il s’agissait d’un artiste intéressant et qu’il valait la peine de le classer. J’ai pris contact avec les experts proposés. Le directeur de l’Institut d’histoire de l’art, le professeur Wolfgang Brassat, ne se considérait pas comme un expert de la période artistique « 20e siècle » et m’a renvoyé vers le directeur de l’Institut d’histoire de l’art d’Erlangen, le professeur Hans Dickel. J’avais envoyé à ces deux personnes un important livre de photos contenant un grand nombre de clichés dont je disposais. Une sélection représentative des œuvres de Jacques. Le professeur Dickel m’a écrit son évaluation : … « On reconnaît qu’il a travaillé sérieusement sur le plan artistique. Mais mon appréciation ne change pas fondamentalement. (Il avait donné une première évaluation très négative après avoir consulté le site web susmentionné). En comparant ses sculptures soudées à partir de ferraille avec celles de Julio Gonzalez et Pablo Gargallo, qui ont fait des choses similaires dès après la Première Guerre mondiale, vous reconnaîtrez probablement aussi que Riousse n’était pas un sculpteur travaillant de manière originale – mais justement un sculpteur travaillant de manière secondaire, aussi dur que cela puisse paraître. Dans la peinture aussi, je vois partout des modèles, de Georges Rouault, Wols, Dubuffet, de tout l’art brut, mais aussi de Fernand Léger ou même de Marc Chagall, Riousse a suivi le style des années 1950 et l’a fait avec talent, mais je ne vois pas en lui un artiste singulier et significatif pour l’œuvre duquel le public développerait de l’intérêt. La concurrence entre les artistes est plus impitoyable et plus dure que dans la plupart des secteurs de la société ».

J’ai consulté sur Internet les exemples d’artistes cités par le professeur Dickel et je ne peux partager son évaluation que pour les tableaux, mais pas pour les sculptures.

L’odyssée de ses œuvres

Au cours de ses dernières années à Saint-Martin-de-Peille, Jacques a exprimé à plusieurs reprises sa crainte qu’après sa mort, son art soit détruit pour cause de désintérêt. Se référant à ses sculptures, il a dit à plusieurs reprises : « J’ai peur que mon art ne finisse chez le ferrailleur », que ses sculptures finissent chez le ferrailleur. Nous avons donc décidé de ramener le plus d’œuvres possible en Allemagne. Avec ma sœur Ruth, qui a mené une vie de peintre pendant quelques années après ses études d’art, nous sommes parties pour Saint-Martin dans un camion de location et avons essayé en trois jours de numéroter et de peser toutes les sculptures, car nous ne voulions pas non plus surcharger le camion. Avec le camion de location plein à craquer, nous sommes ensuite retournés en deux jours à Duisbourg, où nous habitions à l’époque, non sans que la conduite d’alimentation du système d’injection diesel n’éclate. Mais un mécanicien français expérimenté a pu réparer les dégâts.

Il y avait de la place pour entreposer les œuvres à l’hôpital Sainte-Elisabeth d’Essen. On m’y avait d’abord promis un poste de directeur de la clinique gynécologique. Rétrospectivement, je suis très heureux que cet accord ait échoué, car le poste correspondant à la clinique de Fulda était bien meilleur. J’ai pris ce poste en 1997.

Fig 31. L’art dans la piscine

Comme on ne voulait pas de moi à Essen, on ne voulait plus non plus stocker les œuvres de Jacques. On loua à nouveau un camion, on tira les œuvres du grenier de l’hôpital Elisabeth, on les chargea et on les transporta au rez-de-chaussée d’un ancien foyer d’infirmières à Fulda. L’œuvre n’y est pas restée longtemps. La maison que nous avions louée à Fulda était assez belle. On y avait également ajouté une piscine, qui ne fonctionnait plus depuis de nombreuses années (Fig 31. L’art dans la piscine). Mais c’était idéal pour y entreposer les œuvres. Le transport suivant. Comme la maison devait être vendue, nous avons dû chercher un nouvel endroit non seulement pour nous, mais aussi pour les tableaux et les sculptures. Nous les avons trouvés dans un petit village des environs. Et c’est ainsi que l’art de Jacques Riousse est arrivé dans le petit village de Rhön à Wisselsrod. Ils y sont probablement restés trois ans. Entre-temps, la nièce de Jacques, Anne, et son mari Geniès Imbert avaient rénové la « Bonnelle » de Jacques de manière à ce qu’on puisse non seulement y vivre, mais aussi y entreposer les œuvres. (Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert /Fig 33. Geniès avec remorque)

Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert

La plupart des sculptures sont donc revenus en France à la « Bonnelle ».

Fig 33. Geniès avec remorque

Les dernières années

Après avoir déménagé à Fulda, Jacques n’a pu nous rendre visite qu’une seule fois. C’était à Noël 1999. Déjà, aller le chercher dans l’immense aéroport de Francfort n’était pas facile, car nous devions le faire appeler pour le trouver. Le bruit et l’agitation l’ont tout simplement fait partir en courant au lieu de l’attendre au bureau d’information. C’était trop pour lui. Pendant son séjour chez nous, nous avions organisé une grande exposition avec l’association artistique de Fulda sous le titre : « Schöne Bescherung » L’exposition dans le « Passage zum halben Mond » a été prolongée en raison du grand intérêt qu’elle suscitait et a fait l’objet de nombreux reportages dans les médias. Nous avons pu convaincre notre fils Philipp d’animer musicalement le vernissage (Fig 34. Exposition à Fulda 1998/1999, l’affiche de l’exposition). Je crois que c’était sa dernière exposition. Les tableaux et les objets que nous avions rassemblés formaient un bel ensemble. Et pour la présentation des objets, les professionnels de l’association artistique avaient fait du bon travail.

Fig 35. 90e anniversaire

Pour son 90e anniversaire, ma femme Gabi et moi sommes allés à Nice. La fête d’anniversaire a eu lieu dans le restaurant (Fig 35. 90e anniversaire) qui se trouvait à 30 m en amont de la route, Jacques était déjà très limité, mais il vivait encore seul dans son appartement sous la chapelle. Alain Coussement, qui avait créé avec la nièce de Jacques, Anne, la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », a raconté qu’on lui avait demandé à plusieurs reprises s’il ne préférait pas aller vivre dans une maison de retraite. Il a toujours refusé. Nous aussi, nous lui avons demandé à plusieurs reprises s’il ne pourrait pas s’imaginer vivre chez nous.

L’hiver suivant, Anne Hajjar-Riousse m’a téléphoné. Il se sentait mal. Il serait tombé et serait resté allongé dans le froid devant la chapelle pendant une période indéterminée. Que fait Jacques dehors en hiver ?  Maintenant, il faut savoir qu’au début de son séjour à Saint-Martin-de-Peille, il n’y avait pas encore de ramassage des ordures. Jacques s’occupait donc lui-même de ses déchets. Il a compacté les déchets biologiques dans de petites terrasses qu’il a disposées autour de la chapelle. Il a ainsi gagné un terrain praticable supplémentaire. Tout le sol autour de la chapelle était fortement en pente. Il a brûlé les déchets non biologiques, comme beaucoup dans toute la région jusqu’en Italie. Nous l’avons souvent senti lorsque nous nous approchions de Nice en voiture en venant de Gênes.

Fig 36. 92e l’anniversaire á la maison de retraite de Peille

Lorsque Jacques a été retrouvé, il ne réagissait pas et n’avait pas retrouvé sa conscience. On l’a donc envoyé à la maison de retraite de Peille, d’abord à l’infirmerie, puis on lui a attribué une chambre, comme à tous les autres pensionnaires de la maison. Quand nous lui rendions visite, il nous regardait sans doute, on pensait qu’il nous reconnaissait aussi, surtout les enfants. Nous ne pouvions plus nous parler. Mais nous avions l’impression qu’il se sentait bien. La photo (Fig. 36) a été prise dans le café de la maison de retraite. Après son 90e anniversaire, nous sommes encore allés une ou deux fois à Peille. Une fois, nous nous sommes rendus à Nice avec nos enfants Julia et Philipp. C’est là que nous avons rencontré Anne Hajjar-Riousse et son partenaire Geniès Imbert (Fig. 37. 93e anniversaire). Je m’en souviens d’autant plus que la veille du départ, j’ai eu des coliques néphrétiques qui n’ont pu être parées qu’avec des perfusions analgésiques. J’ai utilisé la porte de la penderie de l’hôtel comme porte-perfusion, après avoir réussi à poser moi-même l’aiguille de perfusion. 

Fig 37. 93e l’anniversaire (Anne, Julia, Gabi, Jacques, Geniès, Philipp)

Comme Anne nous l’a raconté, Jacques est devenu de plus en plus faible, si bien qu’il est mort le 4 décembre 2004. Avec de nombreuses personnes, j’ai pu moi aussi lui dire adieu au cimetière de Peille, jusqu’à ce que le casier dans lequel son cercueil a été glissé soit fermé. 

Son influence sur moi, sur nous et sur nos enfants se poursuit au-delà de sa mort. J’ai beaucoup appris de lui et je pense à lui tous les jours.

Le courage de commencer quelque chose sans savoir si on le finira, de chercher des solutions, d’improviser, sa confiance et son amour pour les gens ont fortement influencé ma vie familiale, scientifique et professionnelle. Même si, plus tard, j’ai beaucoup appris de beaucoup d’autres personnes. Jacques Riousse, l’oncle Jacques, m’a ouvert une porte et je lui en suis reconnaissant.

Ludwig Spätling                                                                                                                       

Fulda, 15 février 2024

Oncle Jacques et les Spätlings

L’amitié entre Jacques Riousse et la famille Spätling

Un mot avant

Bien sûr, je ne sais pas ce qu’aurait été ma vie sans Jacques Riousse, mais connaître sa vie et sa pensée a fortement influencé la mienne. A la maison, j’avais déjà la belle vie. Les parents étaient généralement affectueux. Je m’entendais bien avec mes cinq sœurs. J’aurais sans doute dû prendre l’école plus au sérieux, mais je m’en suis à peu près bien sorti et notre groupe de jazz avait une grande importance dans ma vie quotidienne. Mais la pensée et l’action dans notre foyer catholique étaient déjà étroites, d’un point de vue actuel. Mais nettement plus libérale que dans beaucoup d’autres familles, Même si notre maison offrait beaucoup d’espace et était ouverte à beaucoup, elle se trouvait à Duisburg-Marxloh, une région généralement grise de la Ruhr, où l’on sentait et voyait ce que l’on respirait. Dans cette lumière (ou cette ombre), on peut voir que tout ce que j’ai pu connaître dans l’environnement de Jacques et à travers lui a été absorbé par moi.

Tout dans la vie de Jacques était si différent de la mienne. Elle paraissait souvent simple, improvisée, modeste dans son équipement, ses vêtements et sa nourriture, lumineuse dans l’art qui l’entourait, qu’il façonnait. Il vivait dans une œuvre d’art totale.

Comment ai-je connu Jacques Riousse ?

Permettez-moi de revenir un peu en arrière pour répondre à cette question. En 1965, encore sous le coup des terribles guerres, Charles de Gaule et Konrad Adenauer ont réfléchi à la manière dont ils pourraient transformer l’hostilité séculaire entre la France et l’Allemagne en une amitié durable. Leur idée d’unir les pays a abouti en 1963 à l’amitié franco-allemande, scellée par le traité de l’Élysée. La meilleure façon de faire grandir l’amitié est de réunir déjà les jeunes des deux pays. Cela a entraîné la création d’un grand programme d’échange. J’ai pu en profiter moi aussi. Dans le cadre d’un « Club des quatre vents » créé à cet effet, des familles similaires ont été sélectionnées dans les deux pays. C’est ainsi que Dominique Riousse m’a été attribué dans une famille de six enfants (quatre filles, deux garçons) (Figure 1). Dans ma famille, il y avait en effet cinq filles et moi. Afin de minimiser les éventuelles difficultés interpersonnelles, le club tenait également compte de la position sociale des familles. 

Figure 1: La famille Michel Riousse et moi-même à Sarzeau.
derrière, à partir de la gauche: Christine, moi-même, Mme Riousse, Chantal, M. Riousse, Hugue. premier de gauche: Gast, Beatrice, Dominique

C’est ainsi que nous sommes partis en été 1965 en Bretagne, car la famille Michel Riousse de Bordeaux y possédait une maison de vacances, une ancienne ferme transformée, dans le golfe du Morbihan. Michel était le jeune frère de Jacques. J’ai passé trois semaines formidables dans cette famille qui m’avait si chaleureusement accueilli. La grand-mère, Mme Mançeron, vivait maintenant à Paris. Nous avons pu lui rendre visite sur le chemin du retour. Il y avait aussi un certain Oncle Jacques, un artiste et prêtre qui vivait et travaillait près de Nice.

Deux ans plus tard, mes parents étaient sans doute si heureux que j’aie obtenu mon baccalauréat qu’ils m’ont offert un vol pour Nice. Oncle Jacques et mon ami d’échange Dominique sont venus me chercher à l’aéroport. Je n’avais encore jamais vu de palmiers ni respiré un tel air subtropical, un autre monde. Nous avons ensuite pris un « canard » pour nous rendre à St Martin de Peille par la moyenne et la grande corniche. De loin, on voyait déjà la chapelle moderne (Figures 2, 3, 4). Elle ressemblait à une station de téléphérique. C’est ici qu’il habitait et travaillait. Au-dessus du portail, une grande sculpture devant une fresque. Le soleil brillait dans le ciel bleu, les grillons sifflaient et un parfum flottait dans l’air. J’étais transporté.

Figure 2: La chapelle á St. Martin de Peille

Figure 3: La chapelle á St. Martin de Peille d’est

La vie simple à St. Martin de Peille

Je crois que c’est à ce moment-là que le « plat du jour » m’a été offert pour la première fois : Tout ce qui restait des derniers repas était mis dans une poêle qui, avec beaucoup d’autres, formait une œuvre d’art pratique (Figure 5).

Fig.5 Les caseroles

Un peu d’huile d’olive, des pommes de terre ou du riz, de l’ail, un peu de jambon ou de saucisse, peut-être aussi du fromage. Sans oublier les tomates et par-dessus un œuf, le tout bien assaisonné, et voilà. C’est délicieux. Au petit déjeuner, on se grillait une tranche de pain blanc sur une sorte de passoire posée sur une flamme du four à gaz. Si on la descendait assez vite avant qu’elle ne brûle, on pouvait la tartiner de confiture. Jacques aimait boire du Nesquik avec. On pouvait aussi préparer son café comme un Nescafé ou un Bialetti. Le café moulu était ensuite collecté pour la culture de plants de cyprès qui, lorsqu’ils étaient suffisamment grands, étaient mis en terre sur le terrain de la Bonnelle. Les boîtes de Nesquik étaient d’ailleurs importantes pour la cueillette des herbes. Les « herbes de Provence » qu’il cueillait lui-même – beaucoup poussaient sur le terrain de la chapelle – lui servaient à faire une infusion. Elle sentait bon, avait bon goût après une certaine accoutumance et était diurétique. Nous y reviendrons plus tard. Au fur et à mesure de son immobilisation, il ne mangeait plus de ce pain rond qui devait toujours être acheté frais chez le boulanger et qui durcissait très vite. Il mangeait des biscottes. Les cartons d’emballage sont également devenus de nombreux tableaux de même format. Ce n’est que maintenant que j’arrive à les accrocher, avec des fils sur une baguette, quatre transversalement, huit verticalement.

Fig. 6 Le plan du appartement

L’appartement

De mémoire, j’ai dessiné le plan pour mieux m’orienter (Fig. 6 illustration du plan). Dans la cuisine, j’ai vu pour la première fois la « cocotte minute », la marmite à vapeur, dont nous n’avons jamais voulu nous passer par la suite. Mon attitude vis-à-vis de l’hygiène s’est avérée exagérée. Les assiettes et les casseroles n’étaient pas forcément lavées, elles étaient juste essuyées, dans la mesure du possible, avec du papier journal. Il y avait une raison à cela. La plupart des maisons de Saint-Martin-de-Peille, et il n’y en avait pas tant que ça là-haut en 1967, n’étaient pas raccordées au tout-à-l’égout. C’est pourquoi on utilisait pour les eaux usées une « fosse septique », un double réservoir dans lequel les eaux usées s’écoulaient d’abord dans un premier réservoir hermétiquement fermé contenant des bactéries anaérobies, avant d’être confrontées aux bactéries aérobies dans le deuxième réservoir. Ensuite, le liquide aqueux un peu trouble, mais pas malodorant, pouvait être relâché dans la nature. Il confirmait toujours l’utilisation de produits de rinçage et de nettoyage par la phrase : « ne tue pas mes microbes ». A-t-il déjà vu une « fosse septique » se retourner ? 

Dans la cuisine, il conservait la porcelaine et les couverts sur une étagère ouverte, de sorte que tout était légèrement terni. Il s’agit plus d’un « défaut esthétique » que d’un véritable problème d’hygiène. Néanmoins, à notre arrivée, nous avons commencé par laver les assiettes, les tasses et les verres que nous allions utiliser pendant notre séjour.

Jacques avait deux réfrigérateurs L’un servait à la réfrigération, l’autre à la cuisine. Ou l’activait lorsqu’il y avait beaucoup de visiteurs. Donc nettement plus de personnes que notre petite famille. Des casseroles et des poêles étaient accrochées au mur et ressemblaient à un collage (Fig. 5 Les casseroles et des poêles). A l’intérieur, un miroir entouré de fil de fer pour le rasage quotidien. A côté, un petit chauffe-eau. En dessous, l’évier qu’il utilisait également pour sa toilette matinale. La cuisinière à côté, tout comme le chauffe-eau, fonctionnait au gaz. Et il avait une bouteille de gaz en réserve sous l’évier.

Les repas du soir étaient toujours pris en commun. On avait beaucoup de temps. Après le « plat du jour », il y avait toujours des fruits ou du fromage. Il buvait toujours un peu de vin rouge de pays avec beaucoup d’eau. Souvent, il y avait du thé, un thé très spécial. 

C’est le vieux « Curé de Peille » qui lui a donné l’idée. Le curé parcourait les montagnes locales et cueillait des herbes médicinales pour en faire des thés très particuliers. Il avait gagné tellement d’argent avec ses thés qu’il avait pu construire la chapelle sous laquelle Jacques avait son appartement et son atelier. Jacques racontait que Churchill comptait également parmi les clients du « Curé ».

Ce magicien du thé a inspiré Jacques à faire sécher les herbes les plus diverses (romarin, thym et des herbes que nous ne pouvions pas connaître) et à les faire infuser dans de l’eau chaude. Il conservait tout un arsenal de ces herbes dans des boîtes jaunes « Nesquik » qu’il avait rangées dans des caisses dans la « salle à manger ». Une cuillère de miel accompagnait les « petites sannes ». Je ne peux plus dire quel mélange était particulièrement diurétique. Le sommeil, je pense, était encore plus profond que d’habitude, là-haut, dans le silence, si ce n’était pas le mélange diurétique.

Fig. 7 La Salle à Manger

J’ai déjà décrit la cuisine. La « salle à manger », à laquelle on accédait directement depuis la rue, était également impressionnante, notamment par la taille de la table, qui pouvait accueillir cinq personnes sur les côtés et deux en tête (Fig. 7 Salle à manger). Il avait sans doute conservé des carreaux de sol carrés rouges, de sorte qu’il avait pu construire une table aussi confortable pour les grandes tablées. Il n’y avait pas de place libre sur les murs. Partout, il y avait des tableaux que Jacques avait sans doute échangés avec d’autres peintres contre les siens. Mais aussi des siens propres. Je me souviens d’une représentation du Christ avec un morceau de pain dans la main, comme un extrait d’une représentation de la Cène. Entre les tableaux, il avait des objets trouvés dans la mer, qu’il avait généralement lui-même trouvés lors de trocs, des coraux, des étoiles de mer, des poids de filets de pêche, etc. Ces objets étaient parfois placés de manière à masquer les défauts de couleur du mur. Il n’a pas repeint les formes des défauts de peinture sur les plafonds, qui étaient dus à des fuites. Elles lui ont inspiré de nouvelles œuvres d’art, non seulement dans la « salle à manger » mais aussi dans toutes les chambres. Les fuites étaient un problème. Je pense que la construction de la chapelle n’a pas été achevée, ou pas assez précisément. Il s’agit en effet d’une construction audacieuse et impressionnante. Pour la terminer, le curé de Peille n’avait sans doute pas réussi à réunir assez d’argent. 

Au fil des années, Jacques a couvert un grand espace au-dessus de l’appartement, se créant ainsi encore plus de place pour ses sculptures et pour le matériel qui pourrait éventuellement être utilisé dans des œuvres d’art.

Son bureau était petit et encombré de classeurs et de livres. Au cours des premières années, il l’utilisait essentiellement pour l’administration, la lecture et les appels téléphoniques. Vers la fin de sa vie, il y a également déplacé son lit et y a passé du temps, surtout pendant la saison froide, car cette petite pièce était relativement facile à réchauffer grâce à son petit chauffage à convection à huile. Il pouvait y faire très froid. Une fois, alors que nous ne pouvions lui rendre visite qu’à Pâques, il faisait si froid qu’on pouvait voir le souffle devant la bouche dans l’appartement.

Fig. 8 Le salon et ma femme Gabi

Quand il faisait plus frais, il accrochait également une grande couverture grossièrement tricotée et décorée d’ornements qu’il avait lui-même conçus devant la grande porte vitrée du salon. Le salon (Fig. 8. Le salon) m’a fortement impressionné, car il y avait réutilisé de vieux sièges de voiture. Comme il savait souder, il a soudé quelques pieds sous de vieux sièges de voiture et les fauteuils étaient prêts. Une petite table basse a été créée grâce à un support en verre sur lequel a été posée la vitre arrière d’une vieille Citroën. De même, une petite table de lecture avec une lampe intégrée a été créée. Un morceau de plastique translucide était plié autour de l’ampoule électrique et produisait une lumière agréable le soir. Deux sièges de la taille d’un lit pouvaient également remplir leur double fonction. Un gramophone n’était que rarement utilisé. On discutait la plupart du temps – si nos modestes connaissances en français le permettaient – et la musique de Bach ou de Sidney Bechet avait tendance à nous distraire. Dans un panier en fil de lait, on trouvait au moins une bouteille de pastis, qui était plutôt destinée aux invités qu’à lui. Dans le salon également, tous les murs étaient recouverts de tableaux, pour ne pas dire recouverts. Un mobile donnait du mouvement à la lumière du plafonnier. Ici aussi, le dégât des eaux avait inspiré la décoration du plafond. Dans un coin se trouvaient quelques chaises empilées qui servaient également lors des célébrations de messes. En effet, il faisait parfois si froid dans la chapelle que la célébration de la messe était déplacée dans le salon, un peu moins froid.

Fig. 9 Jardin d’hiver et Jacques Riousse

Au fil des années, les fenêtres et les portes ne fermaient pas mieux, c’est pourquoi l’aménagement d’un jardin d’hiver devant la grande porte vitrée du salon était également une bonne idée pour des raisons thermiques (Fig 9 Jardin d’hiver). Il avait également fabriqué lui-même les parois vitrées du jardin d’hiver et les avait embellies de différents ornements. C’est là qu’il s’asseyait souvent pour lire son journal. C’est là aussi que nous avons mené les interviews enregistrées en vidéo, qui sont également reproduites sur le site Internet que nous avons créé pour lui.

Fig 10 Culture des cyprès

A droite de la porte, il avait sa noria de cyprès dont il faisait germer les graines dans un bac en polystyrène. Il isolait les petits plants pour les faire pousser en plusieurs étapes dans des bouteilles en plastique coupées en deux de manière à ce qu’ils grandissent (Fig 10 Culture de cyprès). Une fois qu’ils avaient atteint une taille raisonnable, il les plantait sur le terrain de la « Bonnelle », sur lequel je reviendrai plus tard. Il a ainsi planté une infinité d’arbres dans un paysage aride. J’ai suivi les changements depuis plus de vingt ans. Le jardin d’hiver était idéal pour la culture.

Fig. 11 Chambre à choucher et ma femme Gabi

Du salon, on accédait à un couloir sombre d’où partaient, à gauche, deux chambres à coucher de peut-être sept mètres carrés. C’est dans la première que nous logions le plus souvent (Fig 11 chambre à coucher). En plus de l’étroit lit double, on y trouvait aussi un lit pliant pour notre plus jeune, Philipp. Un petit secrétaire n’agrandissait pas la chambre. Nous avons aussi appris à respecter une hygiène corporelle convenable près du petit évier avec de l’eau froide courante. Lorsque l’on ressentait le besoin de prendre une douche, on faisait couler un peu d’eau chauffée dans un chauffe-eau à gaz dans une cuvette et on utilisait un espace séparé au fond de l’atelier. Cet espace pouvait également servir de cuisine de secours. On y posait donc une bassine dans l’évier et on se faisait une toilette complète. Cela fonctionnait pour nous, les adultes, mais nos enfants s’y étaient aussi rapidement habitués (Fig 12 Salle de bains).

Fig 12 Salle de bain avec Philipp

Dans la deuxième chambre, Jacques avait dormi au début, jusqu’à ce qu’il ouvre son lit dans son bureau. Parallèlement à la chambre à coucher s’ouvrait un espace sans porte, séparé par un rideau en plastique. C’est là qu’il entreposait les matériaux les plus divers. Des lits pouvaient également y être ouverts pour nos deux filles, Julia et Caroline. Je ne sais plus si cette pièce comportait un autre espace séparé pour le matériel, avec une fenêtre donnant sur l’atelier.

En face de cette zone, on trouvait une porte qui donnait sur une pièce fantomatique. Je me souviens que dans cette partie au sol plat se trouvait un grand lit, recouvert, comme tous les lits, d’une multitude de matelas et de couvertures. Il devait accueillir beaucoup de visiteurs en même temps dans les premières années. Une partie de la pièce montrait la roche montante, le sous-sol de la chapelle, qui était construite sur une pente. Les objets les plus divers conféraient à cette pièce son caractère particulier. Jacques a sans doute toujours pensé : « Qui sait à quoi cela pourrait me servir encore une fois, pour en faire une œuvre d’art ». Et il a d’ailleurs utilisé beaucoup de choses.

Fig. 13 L’atelier ver sud ouest avec l’ atrium superposé . On voit une mobile au milieu l’atrium

On accédait maintenant à l’atelier (Fig 13 Atelier). Les architectes avaient prévu cet espace ouvert avec une sorte d’atrium. Mais Jacques avait besoin d’un grand espace pour travailler. Il a donc délimité cet atrium avec des fenêtres. Il a fermé la découpe du toit en réalisant une structure vitrée sur les côtés et recouverte de plaques de ciment ondulées.

Fig 14 L’atelier ver sud est avec ma femme et mes fille

Il a ensuite prolongé cette structure jusqu’au mur extérieur de la chapelle. Il y avait transporté un fauteuil confortable, créant ainsi une sorte de siège surélevé d’où l’on pouvait d’une part voir l’atelier et d’autre part avoir une vue panoramique sur la nature et observer les plus beaux couchers de soleil. Derrière le fauteuil, il avait installé une étagère où il rassemblait ses magazines comme « Paris Match » et un périodique chrétien. Lorsque le magazine GEO a été disponible en français, nous lui avons commandé l’abonnement, car lorsqu’il nous rendait visite, il lisait toujours avec un succès considérable l’édition allemande avec le dictionnaire sur les genoux. Jusqu’à un âge avancé, il y a passé de nombreuses heures, si nécessaire avec plusieurs couches de pulls et de bonnets tricotés. Il ne faut pas oublier de mentionner que cette zone n’était accessible depuis l’atelier qu’avec une échelle en acier. Aucun problème pour lui, même à près de 80 ans. De son perchoir, on accédait également à un autre espace de stockage pour les sculptures et le matériel, qu’il avait installé au-dessus de son habitation pour éviter les infiltrations d’eau, comme nous l’avons déjà mentionné au début de ce chapitre (Fig 15 L’espace de stockage).

Fig. 15 L’espacé de stockage et Jacques Riousse

L’atelier était à la fois un atelier et une exposition. Au centre se trouvait une table en acier sans plateau qu’il utilisait pour la soudure électrique. Ici, il avait toujours une connexion cathodique sûre. Dans les premières années, il soudait aussi à l’acétylène. Avec le temps, les bouteilles de gaz nécessaires étaient certainement trop lourdes à transporter. En direction du lavabo/WC, il avait aménagé un établi sur lequel se trouvaient une grande perceuse et une lourde flex. Comme nous passions souvent l’été chez lui et qu’il ne nous demandait pas d’argent, nous avions pris l’habitude d’apporter des outils électriques et d’autres objets utiles. Avec une petite flex et une perceuse à main, beaucoup de choses étaient plus faciles à réaliser. Presque sous toutes les fenêtres se trouvaient des armoires avec de nombreux tiroirs, comme on en voit dans les pharmacies. Outre la possibilité de ranger des vis, des écrous, des équerres, etc., on pourrait aussi y exposer de petites sculptures, des vitraux ou des trouvailles arrangées. Selon le moment de la journée et le temps, les ombres et les reflets de couleur contribuaient à l’œuvre d’art globale. 

En levant les yeux vers la structure de l’atrium, on pouvait voir un mobile composé de cintres qui provenaient probablement de valises d’outre-mer (Fig. 13 L’atelier avec atrium superposé). C’est également là que se trouvaient les haut-parleurs de la chaîne stéréo, qui ne diffusait en principe qu’une seule station : « France culture ». Je garde le souvenir que dans les discussions des têtes pensantes, personne ne laissait l’autre s’exprimer. Du bon jazz en alternance avec de la musique classique l’accompagnaient du matin au soir. Lorsque la chaîne stéréo ne fonctionnait plus, nous lui avons apporté un « ghetto-bluster » qui lui permettait de ne pas renoncer à France culture, même dans son bureau.

A côté de l’établi, en passant devant les toilettes, on arrivait dans la cage d’escalier. D’ailleurs, il y avait aussi une possibilité de douche dans les toilettes, mais je n’ai essayé de la faire fonctionner qu’une seule fois. Il fallait changer les tuyaux et lorsque tout était étanche, l’eau coulait effectivement. Lorsqu’un scorpion s’est glissé dans le bac à douche, plus aucun membre de la famille ne s’est intéressé à ce type de nettoyage corporel. 

Le plus intéressant dans la cage d’escalier avec des marches sur du béton brut était deux attaques en porcelaine reliées par des câbles métalliques à deux cloches. Le dimanche, elles étaient actionnées brièvement quinze et cinq minutes avant la messe, ce qui n’augmentait pas non plus le nombre de personnes assistant à la messe. A la hauteur de la chapelle se trouvait une petite sacristie de peut-être cinq mètres carrés, un petit local dans le clocher. Les chasubles étaient suspendues à une corde tendue en travers, et en face se trouvait une armoire sculptée, ressemblant à un vieux buffet, pour ranger les ustensiles de messe, qui avait sans doute été placée auparavant dans une autre chapelle dans le même but. L’un des objets les plus importants était un gramophone avec haut-parleur, qui transformait acoustiquement la chapelle en cathédrale au début de la messe et ensuite avec la Toccata et Fugue BWV 565.

Fig. 16 Salle de la chapelle

La salle de la chapelle avait une si bonne acoustique que nos enfants y jouaient plus souvent de la flûte. Même si l’on ne comprenait pas les textes de la liturgie de la messe dominicale – je dois avouer que c’était plus souvent le cas – on ne s’ennuyait pas, car il y avait là aussi beaucoup à voir (Fig. 16 Salle de la chapelle). Le plateau de l’autel était posé sur un morceau de souche d’arbre bizarre. A droite et à gauche de l’autel, qui avait été avancé par le clocher, deux grandes fenêtres s’ouvraient sur la nature. Dehors, devant ces fenêtres, Jacques avait positionné des sculptures métalliques relativement grandes. A l’intérieur se trouvaient deux sculptures de saints en bois de la taille d’un homme, probablement issues elles aussi de la chapelle dont nous venons de parler, et donc pas de sa création. Ces sculptures avaient une multitude d’habitants en forme de vers qui mangeaient le bois des sculptures. Nous avons donc placé les sculptures dans un sac poubelle et les avons enduites de produit de protection du bois, puis nous en avons mis un deuxième par-dessus et avons entouré le tout de ruban adhésif « à la manière des Christos ». Mais les deux Christos n’étaient pas encore connus à ce moment-là. Plus d’un visiteur de la chapelle a dû être fortement surpris. Peut-être que les Christos étaient parmi eux et qu’ils s’en sont inspirés.

Fig. 17 Messe dans le salon

S’il faisait trop froid en hiver, l’oncle Jacques lisait parfois la messe dans le salon (Fig. 17 messe dans le salon).

A une hauteur de deux mètres et demi, les architectes avaient placé une bande lumineuse en plastique de différentes couleurs dans les murs latéraux. Le palier devant, une sorte de rebord de fenêtre, donnait une scène à vingt ou trente sculptures fabriquées par Jacques. A la hauteur de la dernière rangée de bancs, on pouvait accéder à une galerie. L’accès en était interdit par une porte composée, je crois, de dix caissons sculptés de provenance inconnue. Jacques conservait là-haut de très nombreuses sculptures. 

C’était presque devenu un rituel : à la fin de notre visite, ma famille montait dans la galerie et chacun d’entre nous pouvait choisir quelque chose pour l’exposer chez lui. Nos enfants ont également fait de bons choix très tôt.

La galerie était séparée de la salle de la chapelle par un écran en rotin et décorée d’une croix. Dans l’entrée de la chapelle, il y avait d’un côté une table avec des livres de prière et des revues d’église, et de l’autre côté, je crois me souvenir d’une sculpture faite à partir d’une racine d’olivier avec des éléments en métal. 

La sortie à double porte donne sur un parvis gravillonné, protégé par l’imposant toit qui, comme je l’ai dit, donnait à la chapelle des airs de gare de téléphérique. Dominique, le neveu de l’oncle Jacques et mon ami d’échange, et moi-même nous allongions parfois la nuit dans la large gouttière pour observer les nombreuses étoiles filantes des Perséides.

Fig. 18 La Bonnelle

Après avoir emménagé dans les locaux sous la chapelle, Jacques n’était pas sûr de pouvoir y rester longtemps. C’est pourquoi il a acheté un terrain avec les ruines d’une petite maison à quelques kilomètres de là, en direction de « La Gorra ». Celle-ci se trouvait sur le « Chemin de la Bonnella ». Il y construisit donc la « Bonnelle » (Fig. 18 la Bonnelle). La petite maison en pierre constituait le noyau de la « Bonnelle ». Il a agrandi l’espace devant et autour de cette maisonnette pour en faire un lieu d’habitation. Pour ce faire, il a construit un petit mur d’environ 40 cm de haut à une distance de cinq mètres des murs de la maisonnette, dans lequel il a fixé des poutres en T verticales. Il a formé le toit avec des poutres en bois. Entre les poutres, des profilés en T ont été soudés pour recevoir des vitres. Lors de ma première visite en 1967, j’ai pu aider à encastrer les vitres de la partie supérieure de la « Bonnelle », qui a été construite en premier. Le sol a été cimenté et recouvert de carreaux rouges, très répandus. La partie inférieure de la « Bonnelles » a été construite entre 1968 et 1972. Ici aussi, l’aménagement intérieur était bien sûr impressionnant. Directement à l’entrée, à droite, se trouvait un petit espace avec des meubles qu’il avait soudés, comme à son habitude, à partir de vieux sièges de voiture. À gauche, on déposait la vaisselle usagée dans une pierre de lavage alimentée en eau par un petit chauffe-eau à gaz. Au centre de la pièce, on pouvait prendre ses repas sur une table carrelée de taille similaire. Elle ressemblait à la table de la « salle à manger » de son appartement. Derrière, un espace séparé par des draps abritait les lits des invités. D’autres lits se trouvaient dans la petite maison où étaient également installés les toilettes et la « douche ». La cheminée qu’il avait construite à partir du capot d’une vieille grosse Citroën était impressionnante. Une fois allumées, des pommes de terre entourées de papier aluminium étaient enfoncées dans les braises. Par-dessus, il plaçait par exemple un poulet, fixé dans une sorte de grille pour le retourner. Jacques avait farci le poulet de romarin et de thym fraîchement cueillis devant la Bonnelle. Je devais reconnaître qu’il fallait s’y habituer, mais c’était délicieux. 

L’approvisionnement en eau était assuré, comme dans la chapelle, par un filet d’eau qui coulait en permanence d’un tuyau qu’il avait posé et qui était recueilli dans un bassin fermé. Un approvisionnement en eau sécurisé n’a été mis en place que vers la fin des années. D’où l’importance du passage quotidien aux réservoirs, qui était presque toujours salué par le message « l’eau coule ».

Le déroulement de la journée

Jacques se levait toujours avant nous, je ne peux donc pas dire grand-chose sur sa routine matinale. Lorsque nous nous retrouvions ensemble, il était lavé, frais et parfumé, malgré la simplicité des circonstances. En raison de l’eau courante et de la présence d’un chauffe-eau, il faisait sa toilette matinale dans la cuisine. Il était toujours bien rasé (mouillé). Il portait les cheveux très courts, coupés par ses soins à l’aide d’une tondeuse électrique. Avec l’âge, il portait un bonnet tricoté qu’il ne quittait plus de la journée pour des raisons de température. 

On pouvait toujours entendre qu’il travaillait à l’atelier, car, comme je l’ai déjà dit, il adorait la chaîne « France culture ». Les discussions qui s’y déroulaient, où tout le monde se coupait la parole, étaient impressionnantes. Seuls le disque à tronçonner (flex), la perceuse ou le soudage interrompaient sa perception de l’émission. En principe, il travaillait toute la journée, jusqu’à ce qu’il se retire le soir sur son « perchoir » en été et dans son bureau/chambre à coucher en hiver. Il travaillait tant qu’il faisait jour. Si ce n’était pas dans son atelier, c’était dehors. Il y avait toujours quelque chose à faire sur le terrain (Fig. 19 JR en train de planter.)

Fig. 19 Jacques Riousse en train de planter avec Philipp

Lorsque nous étions sur place, il ne nous gâtait qu’avec le repas d’arrivée, après quoi il laissait la cuisine à ma chère Gabi. C’est elle qui s’occupait du repas chaud du soir et de notre alimentation en général. Contrairement à nous, il diluait toujours le vin du repas avec beaucoup d’eau. 

Nous faisions nos courses au supermarché « Auchun » à « Trinité », juste avant Nice. Ou encore à « La Turbie ». Lui-même avait d’autres sources d’approvisionnement très avantageuses, dans lesquelles il se procurait des aliments juste avant la date de péremption.

Lorsque nous étions sur place, nous aidions aussi à planter ses cyprès pour les zones autour de la chapelle et de la Bonnelle. S’il faisait chaud, il fallait toujours les arroser les premières années.

Les premières années, nous avons fait beaucoup de randonnées, Peille, Cole de la Madonne, St. Agnes, Mont Agel etc. nous avons rendu visite à des amis (Père Luc) ou à des connaissances dans l’Alpe maritime, sur la côte ou à Nice (Alain Coussement), je ne me souviens pas de beaucoup de noms. Nous étions aussi souvent au bord de la mer à Cap d’Aille, dans une mini-baie et aussi à la « Pointe des Douaniers », qui demandait un peu plus d’exigence au décollage et à l’atterrissage (Fig. 20 Plongée).

Fig. 20 Preparation de la plongée

Jacques était un bon nageur. Plonger avec des lunettes et un tuba était une passion. Même les hautes vagues ne le dérangeaient pas (Fig. 21 JR dans les vagues). Dans son appartement, on pouvait trouver beaucoup de matériaux qu’il avait récupérés dans la mer: des poids de plomb de lignes de pêche, des coraux, des étoiles de mer et bien d’autres choses encore. Tout était utilisé dans ses œuvres.

Fig. 21 Jacques Riousse dans les vagues á Cap d´Ail

Oncle Jaques et notre petite famille

En 1971, Gabi et moi nous sommes mariés et c’est ainsi qu’en 1972, alors que nous n’avions pas encore d’enfants, nous avons pu nous rendre pour la première fois ensemble à St Martin de Peille dans notre vieille Opel grinçante. Il n’y avait pas encore d’autoroute et nous sommes donc passés par le col de Cuneo pour rejoindre la Côte d’Azur. Nous sommes donc arrivés épuisés, et en plus sa maison était pleine de visiteurs. Nous avons d’abord été installés dans l’inquiétant local à matériel pour dormir. Le lendemain, sa maison était vide et toute son attention était pour nous, peut-être un peu plus pour Gabi que pour moi. Il s’est réjoui de son « pull Vasarely » (Fig. 22) et il a également mentionné une ou deux fois la Vénus de Botticelli. Il est possible que sans ma Gabi, j’aurais eu plus de mal avec lui. 

Fig. 22 Gabi au port de Monaco et le pull « Vasarelli »

Dès que notre Julia (1974) a été en mesure de voyager, nous sommes retournés voir l’oncle Jacques. Il a également eu la gentillesse de la baptiser (Fig. 23 Baptême).

Fig. 23 Baptême de Julia 1976 à St. Martin de Peille

Les années suivantes, Caroline (1977) et Philipp (1979) nous ont rejoints. Aujourd’hui encore, ils parlent de jeux dans la « nature sauvage », le terrain d’aventure autour de la chapelle (Fig. 24 « nature sauvage »). Nos enfants ont toujours beaucoup dessiné, ils avaient toujours des crayons à papier. Ils étaient très contents de voir leurs dessins sous le plateau de verre lors de notre prochaine visite. Nous avions le sentiment qu’Oncle Jacques était pour eux une sorte de « grand-père » particulier et que lui aussi avait ainsi un peu l’impression d’avoir des petits-enfants. Les conversations entre eux étaient déjà impressionnantes : les enfants parlaient allemand et Jacques répondait en français. Et on avait l’impression qu’ils se comprenaient bien.

Fig. 24 « nature sauvage » en face de la chapelle

L’impression de son art sur moi

Un bref événement montre comment Jacques Riousse vivait dans l’art. Lors d’un de ces tours, ou plutôt promenades, que je viens d’évoquer et où nos enfants nous accompagnaient, ses yeux étaient toujours ouverts sur le matériel qui pouvait être transformé en sculpture. J’ai déjà mentionné que Jacques n’utilisait pas de métal neuf pour ses sculptures. Il devait déjà avoir eu une « vie » auparavant. Une vie qui pouvait aussi avoir apporté la mort à d’autres, comme de nombreux obus explosés avec lesquels on bombardait par exemple la forteresse du « Mont Agel », à l’est de St. Martin de Peille (Fig. 25 Berger en obus). 

Fig. 25 Berger en obus

Vers la fin de la guerre, quelques Allemands s’y étaient encore barricadés et ont été bombardés par des navires de guerre américains. Lors de la promenade mentionnée, nous n’avons pas trouvé de munitions mais une vieille poêle rouillée. Nous avons regardé l’oncle Jacques d’un air interrogateur lorsqu’il l’a emportée. Il nous a donné la réponse dans l’atelier, avec ses mains. Il a plié l’anse au milieu de la poêle rouillée et a créé un « corps ». Il a ensuite serré un côté de la poêle dans un étau et a plié d’abord un côté, puis l’autre, pour former un « manteau ». Au point de pliage, il a soudé une roue dentée qu’il a trouvée dans son stock de matériaux d' »inspiration », et la sculpture avait déjà une tête. Une plaque métallique a été soudée à l’anse qui dépassait le bord de la casserole et le « manteau » reposait sur un pied sûr.

Fig. 26 La Périnatologie dans la clinique obstétrique etgynécologique de « Klinikum Fulda »

Comme je faisais des recherches sur les causes et le traitement de la menace d’accouchement prématuré pendant ma période clinique et scientifique, je lui ai demandé un jour s’il pouvait résumer la périnatalité en une sculpture. Pendant deux ans certainement, je n’ai rien entendu. La troisième année, il avait créé une femme allongée, qui s’appuie mollement sur ses bras en arrière. Sur son ventre, un anneau stylise l’utérus d’où sortent les bras et les jambes d’un bébé (Fig. 26 La Périnatologie). Il a déclaré à ce sujet que la périnatologie actuelle, avec des procédés modernes comme l’échographie, permettait de résoudre la situation de boîte noire de la grossesse et que les thérapies actuelles étaient si efficaces que l’enfant avait toutes les raisons de se réjouir et que la mère pouvait profiter de sa grossesse en toute décontraction. La sculpture a été exposée pendant plus de vingt ans dans la clinique gynécologique de Klinikum Fulda, jusqu’à ce que mon successeur ne trouve plus de place pour la sculpture après le déménagement de la clinique dans un nouveau bâtiment.

En regardant ses sculptures, on découvre toujours qu’en regardant un objet, une structure, ses pensées créaient quelque chose de nouveau. Ce n’était pas seulement le cas pour les sculptures, mais aussi pour les taches d’eau qui apparaissaient au plafond et sur les murs à cause d’un toit non étanche et auxquelles il donnait une existence voulue avec un pinceau et de la peinture.

En de nombreux endroits de l’atelier et de l’appartement, des mobiles se déplaçaient dans un environnement rarement exempt de courants d’air. Des disques avaient été sciés quelque part dans des plaques de plastique pour fabriquer des boutons. Les déchets étaient idéaux pour y accrocher d’autres disques ou du matériel récupéré lors de ses plongées. J’ai déjà parlé du grand mobile de cintres dans la structure de l’atelier. En raison du poids des cintres, ceux-ci ne se déplaçaient que lentement, presque majestueusement.

Je ne l’ai jamais vu peindre. La plupart des tableaux ont également été réalisés à une époque où nous ne nous connaissions pas encore. Les tableaux montraient parfois du concret, parfois de l’abstrait et parfois seulement des motifs. Toujours bien proportionnés, souvent avec de nombreux détails qui incitaient à l’interprétation. Lorsqu’on lui a demandé ce que cela voulait dire, il a répondu, comme pour les sculptures, qu’il n’était pas bon que l’artiste donne un nom à un objet. Donner un nom à un objet gênerait le spectateur dans sa perception. « C’est le spectateur qui crée ». Ainsi, le spectateur participe à la création de la sculpture, car ce qu’il voit naît dans son esprit, et cela peut être tout autre chose que ce que l’artiste a vu.

Fig. 27 La Famille

Il ne faut pas oublier que Jacques Riousse n’avait guère de moyens financiers. De même, il n’y avait guère de toiles abordables après la guerre. Les premières années, il utilisait donc de la toile de jute grossière. Les couleurs étaient également de mauvaise qualité. Elles ne durcissaient pas correctement ou libéraient continuellement de l’huile, ce qui était clairement visible sur l’un de nos murs. Lors d’un nouvel accrochage, nous protégeons le mur avec du film alimentaire. Je ne me suis jamais lassé de certains de ses tableaux, comme le dernier cité. Elle représentait une famille nucléaire avec une mère, un père et un enfant (Fig.27 La famille). Les trois personnes se fondent en un tout. Ce tableau était également accroché dans la chambre où j’ai été hébergé lors de ma première visite à Saint-Martin-de-Peille, si bien que je l’avais toujours devant les yeux lorsque je m’endormais. 

Le thème de la famille ne m’a jamais quitté et a même conduit plus tard à la création de la Fondation allemande de la famille et de son école familiale. https://familienschule-fulda.de

Son influence sur moi

L’environnement

Je me permets ici d’en dire un peu plus sur moi, car je pense qu’on peut aussi déduire beaucoup de choses sur Jacques Riousse à partir de ce récit. J’ai déjà raconté comment je me sentais lorsqu’en 1967, à l’âge de 18 ans, j’ai quitté l’Allemagne, où il faisait généralement froid, et que je suis arrivé à Nice pour m’immerger dans l’air chaud et humide. Je m’étonnais de presque tout. L’oncle de Dominique était habillé très simplement, il roulait dans une voiture (2CV) dont on s’étonnait qu’elle roule. Sur le repas de midi, qui ne se composait pas comme souvent chez nous de pommes de terre, de saucisses et de sauce, mais qui pouvait aussi être un « pain bagnat ». Ou alors, le dimanche, lors d’une invitation à la « Ferme » de La Gorra, cela pouvait durer plusieurs heures. Beaucoup de plats différents dans la grande cuisine de « Tantine » qui, du haut de ses 80 ans, pouvait réciter par cœur toutes les fables de La Fontaine. C’était le plein été. Les fenêtres et les portes étaient toujours ouvertes. Il a fallu que je m’habitue aux nombreuses mouches, aux chiens et aux chats qui se promenaient dans la cuisine. C’était délicieux, mais pour mon système gastro-intestinal pas si endurci, c’était déjà une épreuve de plusieurs jours.

Jacques recevait plus souvent la visite d’un M. Poussin. Un professeur de Paris qui avait un petit appartement à Peille. Ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son Spider de MG, dans lequel j’ai pu l’accompagner une fois à Cannes. Quelle expérience pour le jeune homme de dix-huit ans que j’étais. Par beau temps, dans la décapotable, le bras et la tête nonchalamment posés – trop longtemps sans doute – par la fenêtre, j’avais tellement mal aux oreilles le soir que j’ai épuisé la réserve d’aspirine de Jacques. Mais je pense encore aujourd’hui à ce voyage fantastique. Ainsi, non seulement Jacques, avec sa pensée et sa manière de vivre, avec ses amis et ses connaissances, m’a ouvert des moments que je n’avais jamais vécus dans mon entourage de l’époque, mais il m’a aussi permis de découvrir de nouveaux horizons. Et je suis fermement convaincu que ces expériences m’ont marqué, m’ont fait aimer la France, les « Alpes maritimes » et la Côte d’Azur. 

Que l’on puisse garnir une tarte d’oignons et d’olives était pour moi inconcevable. J’ai pu savourer cette « tarte d’oignon » lors d’une fête dans un village de l’arrière-pays dont je ne me souviens pas du nom. Je me souviens d’une fête avec danse au son d’une fanfare à Peille et d’un bon repas – je crois que c’était une fête du 14 juillet. Je n’avais pas vraiment d’yeux pour les gentilles Françaises, car j’étais déjà amoureux de ma Gabi. Le retour à Saint-Martin-de-Peille s’est fait de nuit, à travers champs. Dominique connaissait le chemin et pour la première fois, j’ai vu des quantités de lucioles. 

Quelques artistes avaient aussi leur atelier à Peille, je me souviens vaguement de celui de Grothe-Mahé. Jacques avait accroché quelques-unes de ses toiles dans son appartement.

Fig. 28 L´ Univers

Sa pensée

Je ne peux pas rendre compte suffisamment de sa pensée, que je comprenais mieux avec l’âge et les discussions avec beaucoup de ses répétitions. Il serait trop difficile pour moi de décrire tout cela avec la précision nécessaire. Je pense qu’il était panthéiste. Non seulement l’infinité de l’univers revenait sans cesse dans ses sermons, mais elle transparaissait aussi dans certains tableaux et collages. Ainsi dans un tableau qu’il nous a offert (Fig.28 L´ Univers). Et il vénérait Blaise Pascal. Un livret contenant ses « Pencées » était toujours à sa portée. 

J’espère que sa nièce Anne Hajjar-Riousse et Mme Anne Zali, qui admirait l’œuvre d’art totale de Jacques Riousse, apporteront leur contribution à la présentation de sa pensée. Si j’en ai encore la possibilité, je veux également insérer sur son site Internet les interviews que j’ai réalisées avec lui.

Quelle influence a-t-il eue sur moi à travers son autre monde ? Je pense qu’il a assoupli chez moi une certaine étroitesse d’esprit, qui était certainement en partie acquise. Il m’a certainement rendu plus tolérant, et pas seulement dans les domaines de la nourriture et du sommeil. Il a renforcé mon courage d’essayer quelque chose, pas seulement sur le plan manuel, même avec la possibilité d’échouer. Il a eu une influence extrêmement positive sur mon sens de l’esthétique, sur mon sens des proportions. Il a probablement eu une influence dans de nombreux domaines que je n’avais même pas remarqués.

Jacques Riousse et les Allemands

Lors de ma première visite, je n’ai pas appris grand-chose sur sa relation avec les Allemands, ce qui était dû en grande partie à mes connaissances limitées du français. Je l’ai ressenti plus clairement par la suite, mais certainement de manière atténuée, car lors de ma deuxième visite, je suis arrivé à St Martin avec mon Gabi. Et Gaby se distinguait et se distingue toujours par un naturel attrayant qui n’a pas échappé à l’oncle Jacques. Peu à peu et avec une compréhension croissante du français, j’ai appris de Jacques la profonde aversion compréhensible envers l’Allemagne, qui avait apporté tant de souffrances aux gens pendant deux guerres mondiales. D’une manière générale, il avait une vision plus nuancée de l’Allemagne. Il a décrit de manière très positive un voyage à travers l’Allemagne, probablement en 1936, où il a fait la connaissance de deux filles qu’il a décrites comme très gentilles. Comme elles avaient en partie les mêmes destinations, elles ont pédalé ensemble pendant un certain temps. Au cours de ce voyage, il a visité Düsseldorf, Cologne et également le monastère de Maria Laach dans l’Eifel. 

La période en tant que soldat a dû être terrible. Dunkerque l’a tellement bouleversé que, bien des années après la fin de la guerre, il a continué à représenter d’horribles scènes de guerre dans ses tableaux (illustration Guerre).

Il a été fait prisonnier, je crois en 1940, à Stargad en Poméranie occidentale, non loin de Stettin, aujourd’hui Szczecin en Pologne. Là-bas, il n’a pas seulement passé du temps dans un camp, mais a également été affecté à une ferme. Il parlait souvent avec émotion des paysans. Pour les jours de fête, le repas était dressé dans le salon, qui n’était pas utilisé autrement. Comme ils n’avaient pas de nouvelles de leur fils Horace, du même âge que Jacques, qui combattait sur le front de l’Est, pendant des mois, Jacques devait prendre sa place à la droite de son père, lui, le soldat ennemi. 

Mais comme il était également affecté à d’autres endroits et que la situation était globalement extrêmement incertaine, il pensait toujours à la fuite. Mais comment s’orienter ? Il a commencé à mémoriser les constellations avec un livre de la bibliothèque du camp. Plus tard, il les connaissait si bien que, debout sur le toit de la chapelle, il nous montrait dans le ciel clair non seulement les constellations, mais aussi les planètes. Lors d’une de nos visites, nous lui avons apporté un télescope et il nous a aussitôt montré les satellites de Jupiter. Pour moi aussi, ce fut une illumination, car les lunes qui tournent autour de Jupiter permettent de se rendre compte de l’espace de notre système solaire.

Nous étions heureux que Jacques n’ait pas mis en œuvre son plan d’évasion. Il ne serait probablement plus en vie. De plus, il a pu rentrer en France pendant la guerre, en 1942, en vertu de la Convention de Genève, alors qu’il était soldat dans les services sanitaires.

Nous avons beaucoup ri lorsque Jacques a raconté qu’il avait appris trois mots allemands en captivité : « Raus, raus – Kartoffel – Sabotage ! » 

Lors de nos visites à Saint-Martin, nous avons fait de nombreux tours sur la côte mais aussi dans l’arrière-pays entre Vintimille et Cannes. Quand il voyait un pont routier ou ferroviaire détruit, il disait : « Ce sont les Allemands qui l’ont détruit ». Si nous lui montrions un pont intact, il disait : « Les Allemands l’ont oublié ». 

D’année en année, le ressentiment s’est perdu. La relation est également devenue de plus en plus intime lors de ses visites en Suisse, où nous avons vécu six ans, et en Allemagne. Nos enfants voyaient l’oncle Jacques comme leur grand-père. C’était beau de voir comment ils se comprenaient, l’un parlant allemand, l’autre français, un seul cœur et une seule âme.

L’objectif que s’étaient fixé Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, à savoir rapprocher par des échanges de jeunes les deux pays toujours ennemis, a sans doute été plus qu’atteint, du moins dans nos familles. Espérons que les futurs dirigeants de nos États continueront à promouvoir cette valeur, le rapprochement de nos deux pays.

Fig. 29 À Viztnau, lac des Quatre-Cantons

Visites chez nous en Suisse et en Allemagne

Lorsque nous avons déménagé de Marburg à Zurich en 1980, j’avais obtenu un poste de médecin-chef à la clinique gynécologique de l’université, Jacques avait déjà 70 ans et était naturellement de plus en plus immobile. Cela nous a donné l’idée de l’inviter chez nous et de lui rendre un peu la pareille pour la possibilité de lui rendre visite et de passer des vacances à Saint-Martin. Nous lui avons envoyé un billet d’avion ou de train, je ne me souviens plus très bien, et une fois arrivés à Zurich, nous avons planifié des tours dans tout le pays pendant une semaine (Fig 29 Vitznau en Suisse).  Je me souviens encore très bien d’un tour, car il était venu à Viztnau il y a plus de 40 ans et me parlait toujours de Vitznau. Et c’est ainsi que nous nous sommes mis en route pour le lac des Quatre-Cantons, dont nous avons fait le tour sous un soleil radieux. Nous n’avons pas non plus manqué les expositions au Kunsthaus. Je ne sais plus combien de fois Jacques est venu à Zurich en été. De retour en Allemagne, nous allions le chercher à l’aéroport de Düsseldorf les premières années. 

Fig 30. Jacques dans une village en Suisse

– Les vols avaient d’ailleurs un effet secondaire artistique. Il collectionnait les magazines en papier glacé qui étaient toujours exposés dans l’avion. De retour chez lui, il s’inspirait de la structure et des couleurs et transformait les photographies en nouvelles petites œuvres d’art avec différentes couleurs. Certaines d’entre elles étaient très impressionnantes. – 

Nous avons d’abord habité à Herne, où se trouvait la clinique gynécologique de l’université de la Ruhr à Bochum. C’est là que mon domaine de recherche, l’obstétrique et la périnatologie, lui a inspiré la sculpture « La périnatologie », que j’ai décrite dans le chapitre précédent. Une ancienne forge jouxtait l’arrière-cour de notre appartement et nous avons pu la louer pour y aménager un petit « musée » avec les œuvres de Jacques qu’il nous avait offertes jusque-là. 

Après le décès de mon père, ma maison familiale à Duisburg-Marxloh ne serait plus habitée que par ma mère. Elle avait besoin d’une remise en état urgente. Dans l’idée d’y investir notre loyer, nous nous y sommes installés une fois les travaux de rénovation terminés. Je n’ai pas trouvé le trajet quotidien entre Herne et Duisbourg (près de 40 km) pénible, car il était notamment compensé par un bel habitat. Là aussi, nous avons pu exposer les œuvres de Jacques dans l’ancien cabinet de mon père et dans toute la maison. Jacques a continué à profiter des invitations à venir chez nous. Et nous avons ainsi pu lui montrer de nombreuses curiosités de la grande région Rhin-Ruhr, du Bas-Rhin jusqu’à Cologne. 

C’est en pensant que Jacques allait devoir passer Noël seul dans son appartement froid sous la chapelle de Saint-Martin que nous avons décidé de passer Noël avec lui. Les premières fois, il est venu à Duisbourg, puis à Fulda, où nous sommes ensuite allés le chercher à l’aéroport de Francfort. Alain Coussement, un ami de Jacques et également actif dans la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », créée entre-temps avec sa nièce Anne Hajjar-Riousse, l’a chaque fois amené à l’aéroport de Nice. Je crois que la dernière fois qu’il est venu à Fulda, c’était en 2000. Le vol et l’orientation dans l’aéroport étaient de plus en plus fatigants pour lui. Nous avions été heureux qu’il fasse encore le voyage à presque 90 ans. 

Avec le « Kunstverein Fulda », nous avons pu organiser une imposante exposition de ses œuvres (Fig. 34). Nous y reviendrons plus tard. 

Classement de son art

J’ai toujours trouvé très dommage que plus de gens ne puissent pas profiter des œuvres de Jacques. Mais une base pour cela est une certaine notoriété. Les artistes y parviennent en vendant leurs œuvres, généralement par le biais d’une galerie. Les galeries font une certaine publicité pour générer des clients. Mais Jacques ne cessait de répéter « je ne veux pas me mettre dans le commerce ». 

Très tôt, j’ai commencé à photographier ses tableaux et ses sculptures lors de tous nos séjours à St Martin de Peille. (Entre-temps, j’ai numérisé une vaste collection et créé des tableaux Excel des œuvres). J’ai également réalisé des interviews dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, tant bien que mal. Elles doivent également être prises en compte sur son site Internet. 

Pendant mon séjour à l’université de la Ruhr à Bochum, j’ai pris contact avec le directeur de l’institut d’histoire de l’art de l’époque dans le but d’établir une vue d’ensemble des œuvres et de la vie sous forme de thèse de doctorat. J’étais déjà bien avancé dans les négociations. Seulement en dernier lieu, le candidat, qui parlait aussi français, a trouvé un sujet nettement plus facile.

Après mon départ à la retraite, j’ai repris le fil de la création d’un souvenir durable de Jacques. Un site Internet multilingue a été créé www.jacques-riousse.de. Une fois les catalogues d’œuvres à peu près complets et après avoir photographié en haute résolution les œuvres qui se trouvaient chez nous, j’ai pris contact avec la Fondation franco-allemande pour l’histoire de l’art à Paris. J’y ai reçu l’avis qu’il s’agissait d’un artiste intéressant et qu’il valait la peine de le classer. J’ai pris contact avec les experts proposés. Le directeur de l’Institut d’histoire de l’art, le professeur Wolfgang Brassat, ne se considérait pas comme un expert de la période artistique « 20e siècle » et m’a renvoyé vers le directeur de l’Institut d’histoire de l’art d’Erlangen, le professeur Hans Dickel. J’avais envoyé à ces deux personnes un important livre de photos contenant un grand nombre de clichés dont je disposais. Une sélection représentative des œuvres de Jacques. Le professeur Dickel m’a écrit son évaluation : … « On reconnaît qu’il a travaillé sérieusement sur le plan artistique. Mais mon appréciation ne change pas fondamentalement. (Il avait donné une première évaluation très négative après avoir consulté le site web susmentionné). En comparant ses sculptures soudées à partir de ferraille avec celles de Julio Gonzalez et Pablo Gargallo, qui ont fait des choses similaires dès après la Première Guerre mondiale, vous reconnaîtrez probablement aussi que Riousse n’était pas un sculpteur travaillant de manière originale – mais justement un sculpteur travaillant de manière secondaire, aussi dur que cela puisse paraître. Dans la peinture aussi, je vois partout des modèles, de Georges Rouault, Wols, Dubuffet, de tout l’art brut, mais aussi de Fernand Léger ou même de Marc Chagall, Riousse a suivi le style des années 1950 et l’a fait avec talent, mais je ne vois pas en lui un artiste singulier et significatif pour l’œuvre duquel le public développerait de l’intérêt. La concurrence entre les artistes est plus impitoyable et plus dure que dans la plupart des secteurs de la société ».

J’ai consulté sur Internet les exemples d’artistes cités par le professeur Dickel et je ne peux partager son évaluation que pour les tableaux, mais pas pour les sculptures.

L’odyssée de ses œuvres

Au cours de ses dernières années à Saint-Martin-de-Peille, Jacques a exprimé à plusieurs reprises sa crainte qu’après sa mort, son art soit détruit pour cause de désintérêt. Se référant à ses sculptures, il a dit à plusieurs reprises : « J’ai peur que mon art ne finisse chez le ferrailleur », que ses sculptures finissent chez le ferrailleur. Nous avons donc décidé de ramener le plus d’œuvres possible en Allemagne. Avec ma sœur Ruth, qui a mené une vie de peintre pendant quelques années après ses études d’art, nous sommes parties pour Saint-Martin dans un camion de location et avons essayé en trois jours de numéroter et de peser toutes les sculptures, car nous ne voulions pas non plus surcharger le camion. Avec le camion de location plein à craquer, nous sommes ensuite retournés en deux jours à Duisbourg, où nous habitions à l’époque, non sans que la conduite d’alimentation du système d’injection diesel n’éclate. Mais un mécanicien français expérimenté a pu réparer les dégâts.

Il y avait de la place pour entreposer les œuvres à l’hôpital Sainte-Elisabeth d’Essen. On m’y avait d’abord promis un poste de directeur de la clinique gynécologique. Rétrospectivement, je suis très heureux que cet accord ait échoué, car le poste correspondant à la clinique de Fulda était bien meilleur. J’ai pris ce poste en 1997.

Fig 31. L’art dans la piscine

Comme on ne voulait pas de moi à Essen, on ne voulait plus non plus stocker les œuvres de Jacques. On loua à nouveau un camion, on tira les œuvres du grenier de l’hôpital Elisabeth, on les chargea et on les transporta au rez-de-chaussée d’un ancien foyer d’infirmières à Fulda. L’œuvre n’y est pas restée longtemps. La maison que nous avions louée à Fulda était assez belle. On y avait également ajouté une piscine, qui ne fonctionnait plus depuis de nombreuses années (Fig 31. L’art dans la piscine). Mais c’était idéal pour y entreposer les œuvres. Le transport suivant. Comme la maison devait être vendue, nous avons dû chercher un nouvel endroit non seulement pour nous, mais aussi pour les tableaux et les sculptures. Nous les avons trouvés dans un petit village des environs. Et c’est ainsi que l’art de Jacques Riousse est arrivé dans le petit village de Rhön à Wisselsrod. Ils y sont probablement restés trois ans. Entre-temps, la nièce de Jacques, Anne, et son mari Geniès Imbert avaient rénové la « Bonnelle » de Jacques de manière à ce qu’on puisse non seulement y vivre, mais aussi y entreposer les œuvres. (Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert /Fig 33. Geniès avec remorque)

Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert

La plupart des sculptures sont donc revenus en France à la « Bonnelle ».

Fig 33. Geniès avec remorque

Les dernières années

Après avoir déménagé à Fulda, Jacques n’a pu nous rendre visite qu’une seule fois. C’était à Noël 1999. Déjà, aller le chercher dans l’immense aéroport de Francfort n’était pas facile, car nous devions le faire appeler pour le trouver. Le bruit et l’agitation l’ont tout simplement fait partir en courant au lieu de l’attendre au bureau d’information. C’était trop pour lui. Pendant son séjour chez nous, nous avions organisé une grande exposition avec l’association artistique de Fulda sous le titre : « Schöne Bescherung » L’exposition dans le « Passage zum halben Mond » a été prolongée en raison du grand intérêt qu’elle suscitait et a fait l’objet de nombreux reportages dans les médias. Nous avons pu convaincre notre fils Philipp d’animer musicalement le vernissage (Fig 34. Exposition à Fulda 1998/1999, l’affiche de l’exposition). Je crois que c’était sa dernière exposition. Les tableaux et les objets que nous avions rassemblés formaient un bel ensemble. Et pour la présentation des objets, les professionnels de l’association artistique avaient fait du bon travail.

Fig 35. 90e anniversaire

Pour son 90e anniversaire, ma femme Gabi et moi sommes allés à Nice. La fête d’anniversaire a eu lieu dans le restaurant (Fig 35. 90e anniversaire) qui se trouvait à 30 m en amont de la route, Jacques était déjà très limité, mais il vivait encore seul dans son appartement sous la chapelle. Alain Coussement, qui avait créé avec la nièce de Jacques, Anne, la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », a raconté qu’on lui avait demandé à plusieurs reprises s’il ne préférait pas aller vivre dans une maison de retraite. Il a toujours refusé. Nous aussi, nous lui avons demandé à plusieurs reprises s’il ne pourrait pas s’imaginer vivre chez nous.

L’hiver suivant, Anne Hajjar-Riousse m’a téléphoné. Il se sentait mal. Il serait tombé et serait resté allongé dans le froid devant la chapelle pendant une période indéterminée. Que fait Jacques dehors en hiver ?  Maintenant, il faut savoir qu’au début de son séjour à Saint-Martin-de-Peille, il n’y avait pas encore de ramassage des ordures. Jacques s’occupait donc lui-même de ses déchets. Il a compacté les déchets biologiques dans de petites terrasses qu’il a disposées autour de la chapelle. Il a ainsi gagné un terrain praticable supplémentaire. Tout le sol autour de la chapelle était fortement en pente. Il a brûlé les déchets non biologiques, comme beaucoup dans toute la région jusqu’en Italie. Nous l’avons souvent senti lorsque nous nous approchions de Nice en voiture en venant de Gênes.

Fig 36. 92e l’anniversaire á la maison de retraite de Peille

Lorsque Jacques a été retrouvé, il ne réagissait pas et n’avait pas retrouvé sa conscience. On l’a donc envoyé à la maison de retraite de Peille, d’abord à l’infirmerie, puis on lui a attribué une chambre, comme à tous les autres pensionnaires de la maison. Quand nous lui rendions visite, il nous regardait sans doute, on pensait qu’il nous reconnaissait aussi, surtout les enfants. Nous ne pouvions plus nous parler. Mais nous avions l’impression qu’il se sentait bien. La photo (Fig. 36) a été prise dans le café de la maison de retraite. Après son 90e anniversaire, nous sommes encore allés une ou deux fois à Peille. Une fois, nous nous sommes rendus à Nice avec nos enfants Julia et Philipp. C’est là que nous avons rencontré Anne Hajjar-Riousse et son partenaire Geniès Imbert (Fig. 37. 93e anniversaire). Je m’en souviens d’autant plus que la veille du départ, j’ai eu des coliques néphrétiques qui n’ont pu être parées qu’avec des perfusions analgésiques. J’ai utilisé la porte de la penderie de l’hôtel comme porte-perfusion, après avoir réussi à poser moi-même l’aiguille de perfusion. 

Fig 37. 93e l’anniversaire (Anne, Julia, Gabi, Jacques, Geniès, Philipp)

Comme Anne nous l’a raconté, Jacques est devenu de plus en plus faible, si bien qu’il est mort le 4 décembre 2004. Avec de nombreuses personnes, j’ai pu moi aussi lui dire adieu au cimetière de Peille, jusqu’à ce que le casier dans lequel son cercueil a été glissé soit fermé. 

Son influence sur moi, sur nous et sur nos enfants se poursuit au-delà de sa mort. J’ai beaucoup appris de lui et je pense à lui tous les jours.

Le courage de commencer quelque chose sans savoir si on le finira, de chercher des solutions, d’improviser, sa confiance et son amour pour les gens ont fortement influencé ma vie familiale, scientifique et professionnelle. Même si, plus tard, j’ai beaucoup appris de beaucoup d’autres personnes. Jacques Riousse, l’oncle Jacques, m’a ouvert une porte et je lui en suis reconnaissant.

Ludwig Spätling                                                                                                                       

Fulda, 15 février 2024

Oncle Jacques et les Spätlings

L’amitié entre Jacques Riousse et la famille Spätling

Un mot avant

Bien sûr, je ne sais pas ce qu’aurait été ma vie sans Jacques Riousse, mais connaître sa vie et sa pensée a fortement influencé la mienne. A la maison, j’avais déjà la belle vie. Les parents étaient généralement affectueux. Je m’entendais bien avec mes cinq sœurs. J’aurais sans doute dû prendre l’école plus au sérieux, mais je m’en suis à peu près bien sorti et notre groupe de jazz avait une grande importance dans ma vie quotidienne. Mais la pensée et l’action dans notre foyer catholique étaient déjà étroites, d’un point de vue actuel. Mais nettement plus libérale que dans beaucoup d’autres familles, Même si notre maison offrait beaucoup d’espace et était ouverte à beaucoup, elle se trouvait à Duisburg-Marxloh, une région généralement grise de la Ruhr, où l’on sentait et voyait ce que l’on respirait. Dans cette lumière (ou cette ombre), on peut voir que tout ce que j’ai pu connaître dans l’environnement de Jacques et à travers lui a été absorbé par moi.

Tout dans la vie de Jacques était si différent de la mienne. Elle paraissait souvent simple, improvisée, modeste dans son équipement, ses vêtements et sa nourriture, lumineuse dans l’art qui l’entourait, qu’il façonnait. Il vivait dans une œuvre d’art totale.

Comment ai-je connu Jacques Riousse ?

Permettez-moi de revenir un peu en arrière pour répondre à cette question. En 1965, encore sous le coup des terribles guerres, Charles de Gaule et Konrad Adenauer ont réfléchi à la manière dont ils pourraient transformer l’hostilité séculaire entre la France et l’Allemagne en une amitié durable. Leur idée d’unir les pays a abouti en 1963 à l’amitié franco-allemande, scellée par le traité de l’Élysée. La meilleure façon de faire grandir l’amitié est de réunir déjà les jeunes des deux pays. Cela a entraîné la création d’un grand programme d’échange. J’ai pu en profiter moi aussi. Dans le cadre d’un « Club des quatre vents » créé à cet effet, des familles similaires ont été sélectionnées dans les deux pays. C’est ainsi que Dominique Riousse m’a été attribué dans une famille de six enfants (quatre filles, deux garçons) (Figure 1). Dans ma famille, il y avait en effet cinq filles et moi. Afin de minimiser les éventuelles difficultés interpersonnelles, le club tenait également compte de la position sociale des familles. 

Figure 1: La famille Michel Riousse et moi-même à Sarzeau.
derrière, à partir de la gauche: Christine, moi-même, Mme Riousse, Chantal, M. Riousse, Hugue. premier de gauche: Gast, Beatrice, Dominique

C’est ainsi que nous sommes partis en été 1965 en Bretagne, car la famille Michel Riousse de Bordeaux y possédait une maison de vacances, une ancienne ferme transformée, dans le golfe du Morbihan. Michel était le jeune frère de Jacques. J’ai passé trois semaines formidables dans cette famille qui m’avait si chaleureusement accueilli. La grand-mère, Mme Mançeron, vivait maintenant à Paris. Nous avons pu lui rendre visite sur le chemin du retour. Il y avait aussi un certain Oncle Jacques, un artiste et prêtre qui vivait et travaillait près de Nice.

Deux ans plus tard, mes parents étaient sans doute si heureux que j’aie obtenu mon baccalauréat qu’ils m’ont offert un vol pour Nice. Oncle Jacques et mon ami d’échange Dominique sont venus me chercher à l’aéroport. Je n’avais encore jamais vu de palmiers ni respiré un tel air subtropical, un autre monde. Nous avons ensuite pris un « canard » pour nous rendre à St Martin de Peille par la moyenne et la grande corniche. De loin, on voyait déjà la chapelle moderne (Figures 2, 3, 4). Elle ressemblait à une station de téléphérique. C’est ici qu’il habitait et travaillait. Au-dessus du portail, une grande sculpture devant une fresque. Le soleil brillait dans le ciel bleu, les grillons sifflaient et un parfum flottait dans l’air. J’étais transporté.

Figure 2: La chapelle á St. Martin de Peille

Figure 3: La chapelle á St. Martin de Peille d’est

La vie simple à St. Martin de Peille

Je crois que c’est à ce moment-là que le « plat du jour » m’a été offert pour la première fois : Tout ce qui restait des derniers repas était mis dans une poêle qui, avec beaucoup d’autres, formait une œuvre d’art pratique (Figure 5).

Fig.5 Les caseroles

Un peu d’huile d’olive, des pommes de terre ou du riz, de l’ail, un peu de jambon ou de saucisse, peut-être aussi du fromage. Sans oublier les tomates et par-dessus un œuf, le tout bien assaisonné, et voilà. C’est délicieux. Au petit déjeuner, on se grillait une tranche de pain blanc sur une sorte de passoire posée sur une flamme du four à gaz. Si on la descendait assez vite avant qu’elle ne brûle, on pouvait la tartiner de confiture. Jacques aimait boire du Nesquik avec. On pouvait aussi préparer son café comme un Nescafé ou un Bialetti. Le café moulu était ensuite collecté pour la culture de plants de cyprès qui, lorsqu’ils étaient suffisamment grands, étaient mis en terre sur le terrain de la Bonnelle. Les boîtes de Nesquik étaient d’ailleurs importantes pour la cueillette des herbes. Les « herbes de Provence » qu’il cueillait lui-même – beaucoup poussaient sur le terrain de la chapelle – lui servaient à faire une infusion. Elle sentait bon, avait bon goût après une certaine accoutumance et était diurétique. Nous y reviendrons plus tard. Au fur et à mesure de son immobilisation, il ne mangeait plus de ce pain rond qui devait toujours être acheté frais chez le boulanger et qui durcissait très vite. Il mangeait des biscottes. Les cartons d’emballage sont également devenus de nombreux tableaux de même format. Ce n’est que maintenant que j’arrive à les accrocher, avec des fils sur une baguette, quatre transversalement, huit verticalement.

Fig. 6 Le plan du appartement

L’appartement

De mémoire, j’ai dessiné le plan pour mieux m’orienter (Fig. 6 illustration du plan). Dans la cuisine, j’ai vu pour la première fois la « cocotte minute », la marmite à vapeur, dont nous n’avons jamais voulu nous passer par la suite. Mon attitude vis-à-vis de l’hygiène s’est avérée exagérée. Les assiettes et les casseroles n’étaient pas forcément lavées, elles étaient juste essuyées, dans la mesure du possible, avec du papier journal. Il y avait une raison à cela. La plupart des maisons de Saint-Martin-de-Peille, et il n’y en avait pas tant que ça là-haut en 1967, n’étaient pas raccordées au tout-à-l’égout. C’est pourquoi on utilisait pour les eaux usées une « fosse septique », un double réservoir dans lequel les eaux usées s’écoulaient d’abord dans un premier réservoir hermétiquement fermé contenant des bactéries anaérobies, avant d’être confrontées aux bactéries aérobies dans le deuxième réservoir. Ensuite, le liquide aqueux un peu trouble, mais pas malodorant, pouvait être relâché dans la nature. Il confirmait toujours l’utilisation de produits de rinçage et de nettoyage par la phrase : « ne tue pas mes microbes ». A-t-il déjà vu une « fosse septique » se retourner ? 

Dans la cuisine, il conservait la porcelaine et les couverts sur une étagère ouverte, de sorte que tout était légèrement terni. Il s’agit plus d’un « défaut esthétique » que d’un véritable problème d’hygiène. Néanmoins, à notre arrivée, nous avons commencé par laver les assiettes, les tasses et les verres que nous allions utiliser pendant notre séjour.

Jacques avait deux réfrigérateurs L’un servait à la réfrigération, l’autre à la cuisine. Ou l’activait lorsqu’il y avait beaucoup de visiteurs. Donc nettement plus de personnes que notre petite famille. Des casseroles et des poêles étaient accrochées au mur et ressemblaient à un collage (Fig. 5 Les casseroles et des poêles). A l’intérieur, un miroir entouré de fil de fer pour le rasage quotidien. A côté, un petit chauffe-eau. En dessous, l’évier qu’il utilisait également pour sa toilette matinale. La cuisinière à côté, tout comme le chauffe-eau, fonctionnait au gaz. Et il avait une bouteille de gaz en réserve sous l’évier.

Les repas du soir étaient toujours pris en commun. On avait beaucoup de temps. Après le « plat du jour », il y avait toujours des fruits ou du fromage. Il buvait toujours un peu de vin rouge de pays avec beaucoup d’eau. Souvent, il y avait du thé, un thé très spécial. 

C’est le vieux « Curé de Peille » qui lui a donné l’idée. Le curé parcourait les montagnes locales et cueillait des herbes médicinales pour en faire des thés très particuliers. Il avait gagné tellement d’argent avec ses thés qu’il avait pu construire la chapelle sous laquelle Jacques avait son appartement et son atelier. Jacques racontait que Churchill comptait également parmi les clients du « Curé ».

Ce magicien du thé a inspiré Jacques à faire sécher les herbes les plus diverses (romarin, thym et des herbes que nous ne pouvions pas connaître) et à les faire infuser dans de l’eau chaude. Il conservait tout un arsenal de ces herbes dans des boîtes jaunes « Nesquik » qu’il avait rangées dans des caisses dans la « salle à manger ». Une cuillère de miel accompagnait les « petites sannes ». Je ne peux plus dire quel mélange était particulièrement diurétique. Le sommeil, je pense, était encore plus profond que d’habitude, là-haut, dans le silence, si ce n’était pas le mélange diurétique.

Fig. 7 La Salle à Manger

J’ai déjà décrit la cuisine. La « salle à manger », à laquelle on accédait directement depuis la rue, était également impressionnante, notamment par la taille de la table, qui pouvait accueillir cinq personnes sur les côtés et deux en tête (Fig. 7 Salle à manger). Il avait sans doute conservé des carreaux de sol carrés rouges, de sorte qu’il avait pu construire une table aussi confortable pour les grandes tablées. Il n’y avait pas de place libre sur les murs. Partout, il y avait des tableaux que Jacques avait sans doute échangés avec d’autres peintres contre les siens. Mais aussi des siens propres. Je me souviens d’une représentation du Christ avec un morceau de pain dans la main, comme un extrait d’une représentation de la Cène. Entre les tableaux, il avait des objets trouvés dans la mer, qu’il avait généralement lui-même trouvés lors de trocs, des coraux, des étoiles de mer, des poids de filets de pêche, etc. Ces objets étaient parfois placés de manière à masquer les défauts de couleur du mur. Il n’a pas repeint les formes des défauts de peinture sur les plafonds, qui étaient dus à des fuites. Elles lui ont inspiré de nouvelles œuvres d’art, non seulement dans la « salle à manger » mais aussi dans toutes les chambres. Les fuites étaient un problème. Je pense que la construction de la chapelle n’a pas été achevée, ou pas assez précisément. Il s’agit en effet d’une construction audacieuse et impressionnante. Pour la terminer, le curé de Peille n’avait sans doute pas réussi à réunir assez d’argent. 

Au fil des années, Jacques a couvert un grand espace au-dessus de l’appartement, se créant ainsi encore plus de place pour ses sculptures et pour le matériel qui pourrait éventuellement être utilisé dans des œuvres d’art.

Son bureau était petit et encombré de classeurs et de livres. Au cours des premières années, il l’utilisait essentiellement pour l’administration, la lecture et les appels téléphoniques. Vers la fin de sa vie, il y a également déplacé son lit et y a passé du temps, surtout pendant la saison froide, car cette petite pièce était relativement facile à réchauffer grâce à son petit chauffage à convection à huile. Il pouvait y faire très froid. Une fois, alors que nous ne pouvions lui rendre visite qu’à Pâques, il faisait si froid qu’on pouvait voir le souffle devant la bouche dans l’appartement.

Fig. 8 Le salon et ma femme Gabi

Quand il faisait plus frais, il accrochait également une grande couverture grossièrement tricotée et décorée d’ornements qu’il avait lui-même conçus devant la grande porte vitrée du salon. Le salon (Fig. 8. Le salon) m’a fortement impressionné, car il y avait réutilisé de vieux sièges de voiture. Comme il savait souder, il a soudé quelques pieds sous de vieux sièges de voiture et les fauteuils étaient prêts. Une petite table basse a été créée grâce à un support en verre sur lequel a été posée la vitre arrière d’une vieille Citroën. De même, une petite table de lecture avec une lampe intégrée a été créée. Un morceau de plastique translucide était plié autour de l’ampoule électrique et produisait une lumière agréable le soir. Deux sièges de la taille d’un lit pouvaient également remplir leur double fonction. Un gramophone n’était que rarement utilisé. On discutait la plupart du temps – si nos modestes connaissances en français le permettaient – et la musique de Bach ou de Sidney Bechet avait tendance à nous distraire. Dans un panier en fil de lait, on trouvait au moins une bouteille de pastis, qui était plutôt destinée aux invités qu’à lui. Dans le salon également, tous les murs étaient recouverts de tableaux, pour ne pas dire recouverts. Un mobile donnait du mouvement à la lumière du plafonnier. Ici aussi, le dégât des eaux avait inspiré la décoration du plafond. Dans un coin se trouvaient quelques chaises empilées qui servaient également lors des célébrations de messes. En effet, il faisait parfois si froid dans la chapelle que la célébration de la messe était déplacée dans le salon, un peu moins froid.

Fig. 9 Jardin d’hiver et Jacques Riousse

Au fil des années, les fenêtres et les portes ne fermaient pas mieux, c’est pourquoi l’aménagement d’un jardin d’hiver devant la grande porte vitrée du salon était également une bonne idée pour des raisons thermiques (Fig 9 Jardin d’hiver). Il avait également fabriqué lui-même les parois vitrées du jardin d’hiver et les avait embellies de différents ornements. C’est là qu’il s’asseyait souvent pour lire son journal. C’est là aussi que nous avons mené les interviews enregistrées en vidéo, qui sont également reproduites sur le site Internet que nous avons créé pour lui.

Fig 10 Culture des cyprès

A droite de la porte, il avait sa noria de cyprès dont il faisait germer les graines dans un bac en polystyrène. Il isolait les petits plants pour les faire pousser en plusieurs étapes dans des bouteilles en plastique coupées en deux de manière à ce qu’ils grandissent (Fig 10 Culture de cyprès). Une fois qu’ils avaient atteint une taille raisonnable, il les plantait sur le terrain de la « Bonnelle », sur lequel je reviendrai plus tard. Il a ainsi planté une infinité d’arbres dans un paysage aride. J’ai suivi les changements depuis plus de vingt ans. Le jardin d’hiver était idéal pour la culture.

Fig. 11 Chambre à choucher et ma femme Gabi

Du salon, on accédait à un couloir sombre d’où partaient, à gauche, deux chambres à coucher de peut-être sept mètres carrés. C’est dans la première que nous logions le plus souvent (Fig 11 chambre à coucher). En plus de l’étroit lit double, on y trouvait aussi un lit pliant pour notre plus jeune, Philipp. Un petit secrétaire n’agrandissait pas la chambre. Nous avons aussi appris à respecter une hygiène corporelle convenable près du petit évier avec de l’eau froide courante. Lorsque l’on ressentait le besoin de prendre une douche, on faisait couler un peu d’eau chauffée dans un chauffe-eau à gaz dans une cuvette et on utilisait un espace séparé au fond de l’atelier. Cet espace pouvait également servir de cuisine de secours. On y posait donc une bassine dans l’évier et on se faisait une toilette complète. Cela fonctionnait pour nous, les adultes, mais nos enfants s’y étaient aussi rapidement habitués (Fig 12 Salle de bains).

Fig 12 Salle de bain avec Philipp

Dans la deuxième chambre, Jacques avait dormi au début, jusqu’à ce qu’il ouvre son lit dans son bureau. Parallèlement à la chambre à coucher s’ouvrait un espace sans porte, séparé par un rideau en plastique. C’est là qu’il entreposait les matériaux les plus divers. Des lits pouvaient également y être ouverts pour nos deux filles, Julia et Caroline. Je ne sais plus si cette pièce comportait un autre espace séparé pour le matériel, avec une fenêtre donnant sur l’atelier.

En face de cette zone, on trouvait une porte qui donnait sur une pièce fantomatique. Je me souviens que dans cette partie au sol plat se trouvait un grand lit, recouvert, comme tous les lits, d’une multitude de matelas et de couvertures. Il devait accueillir beaucoup de visiteurs en même temps dans les premières années. Une partie de la pièce montrait la roche montante, le sous-sol de la chapelle, qui était construite sur une pente. Les objets les plus divers conféraient à cette pièce son caractère particulier. Jacques a sans doute toujours pensé : « Qui sait à quoi cela pourrait me servir encore une fois, pour en faire une œuvre d’art ». Et il a d’ailleurs utilisé beaucoup de choses.

Fig. 13 L’atelier ver sud ouest avec l’ atrium superposé . On voit une mobile au milieu l’atrium

On accédait maintenant à l’atelier (Fig 13 Atelier). Les architectes avaient prévu cet espace ouvert avec une sorte d’atrium. Mais Jacques avait besoin d’un grand espace pour travailler. Il a donc délimité cet atrium avec des fenêtres. Il a fermé la découpe du toit en réalisant une structure vitrée sur les côtés et recouverte de plaques de ciment ondulées.

Fig 14 L’atelier ver sud est avec ma femme et mes fille

Il a ensuite prolongé cette structure jusqu’au mur extérieur de la chapelle. Il y avait transporté un fauteuil confortable, créant ainsi une sorte de siège surélevé d’où l’on pouvait d’une part voir l’atelier et d’autre part avoir une vue panoramique sur la nature et observer les plus beaux couchers de soleil. Derrière le fauteuil, il avait installé une étagère où il rassemblait ses magazines comme « Paris Match » et un périodique chrétien. Lorsque le magazine GEO a été disponible en français, nous lui avons commandé l’abonnement, car lorsqu’il nous rendait visite, il lisait toujours avec un succès considérable l’édition allemande avec le dictionnaire sur les genoux. Jusqu’à un âge avancé, il y a passé de nombreuses heures, si nécessaire avec plusieurs couches de pulls et de bonnets tricotés. Il ne faut pas oublier de mentionner que cette zone n’était accessible depuis l’atelier qu’avec une échelle en acier. Aucun problème pour lui, même à près de 80 ans. De son perchoir, on accédait également à un autre espace de stockage pour les sculptures et le matériel, qu’il avait installé au-dessus de son habitation pour éviter les infiltrations d’eau, comme nous l’avons déjà mentionné au début de ce chapitre (Fig 15 L’espace de stockage).

Fig. 15 L’espacé de stockage et Jacques Riousse

L’atelier était à la fois un atelier et une exposition. Au centre se trouvait une table en acier sans plateau qu’il utilisait pour la soudure électrique. Ici, il avait toujours une connexion cathodique sûre. Dans les premières années, il soudait aussi à l’acétylène. Avec le temps, les bouteilles de gaz nécessaires étaient certainement trop lourdes à transporter. En direction du lavabo/WC, il avait aménagé un établi sur lequel se trouvaient une grande perceuse et une lourde flex. Comme nous passions souvent l’été chez lui et qu’il ne nous demandait pas d’argent, nous avions pris l’habitude d’apporter des outils électriques et d’autres objets utiles. Avec une petite flex et une perceuse à main, beaucoup de choses étaient plus faciles à réaliser. Presque sous toutes les fenêtres se trouvaient des armoires avec de nombreux tiroirs, comme on en voit dans les pharmacies. Outre la possibilité de ranger des vis, des écrous, des équerres, etc., on pourrait aussi y exposer de petites sculptures, des vitraux ou des trouvailles arrangées. Selon le moment de la journée et le temps, les ombres et les reflets de couleur contribuaient à l’œuvre d’art globale. 

En levant les yeux vers la structure de l’atrium, on pouvait voir un mobile composé de cintres qui provenaient probablement de valises d’outre-mer (Fig. 13 L’atelier avec atrium superposé). C’est également là que se trouvaient les haut-parleurs de la chaîne stéréo, qui ne diffusait en principe qu’une seule station : « France culture ». Je garde le souvenir que dans les discussions des têtes pensantes, personne ne laissait l’autre s’exprimer. Du bon jazz en alternance avec de la musique classique l’accompagnaient du matin au soir. Lorsque la chaîne stéréo ne fonctionnait plus, nous lui avons apporté un « ghetto-bluster » qui lui permettait de ne pas renoncer à France culture, même dans son bureau.

A côté de l’établi, en passant devant les toilettes, on arrivait dans la cage d’escalier. D’ailleurs, il y avait aussi une possibilité de douche dans les toilettes, mais je n’ai essayé de la faire fonctionner qu’une seule fois. Il fallait changer les tuyaux et lorsque tout était étanche, l’eau coulait effectivement. Lorsqu’un scorpion s’est glissé dans le bac à douche, plus aucun membre de la famille ne s’est intéressé à ce type de nettoyage corporel. 

Le plus intéressant dans la cage d’escalier avec des marches sur du béton brut était deux attaques en porcelaine reliées par des câbles métalliques à deux cloches. Le dimanche, elles étaient actionnées brièvement quinze et cinq minutes avant la messe, ce qui n’augmentait pas non plus le nombre de personnes assistant à la messe. A la hauteur de la chapelle se trouvait une petite sacristie de peut-être cinq mètres carrés, un petit local dans le clocher. Les chasubles étaient suspendues à une corde tendue en travers, et en face se trouvait une armoire sculptée, ressemblant à un vieux buffet, pour ranger les ustensiles de messe, qui avait sans doute été placée auparavant dans une autre chapelle dans le même but. L’un des objets les plus importants était un gramophone avec haut-parleur, qui transformait acoustiquement la chapelle en cathédrale au début de la messe et ensuite avec la Toccata et Fugue BWV 565.

Fig. 16 Salle de la chapelle

La salle de la chapelle avait une si bonne acoustique que nos enfants y jouaient plus souvent de la flûte. Même si l’on ne comprenait pas les textes de la liturgie de la messe dominicale – je dois avouer que c’était plus souvent le cas – on ne s’ennuyait pas, car il y avait là aussi beaucoup à voir (Fig. 16 Salle de la chapelle). Le plateau de l’autel était posé sur un morceau de souche d’arbre bizarre. A droite et à gauche de l’autel, qui avait été avancé par le clocher, deux grandes fenêtres s’ouvraient sur la nature. Dehors, devant ces fenêtres, Jacques avait positionné des sculptures métalliques relativement grandes. A l’intérieur se trouvaient deux sculptures de saints en bois de la taille d’un homme, probablement issues elles aussi de la chapelle dont nous venons de parler, et donc pas de sa création. Ces sculptures avaient une multitude d’habitants en forme de vers qui mangeaient le bois des sculptures. Nous avons donc placé les sculptures dans un sac poubelle et les avons enduites de produit de protection du bois, puis nous en avons mis un deuxième par-dessus et avons entouré le tout de ruban adhésif « à la manière des Christos ». Mais les deux Christos n’étaient pas encore connus à ce moment-là. Plus d’un visiteur de la chapelle a dû être fortement surpris. Peut-être que les Christos étaient parmi eux et qu’ils s’en sont inspirés.

Fig. 17 Messe dans le salon

S’il faisait trop froid en hiver, l’oncle Jacques lisait parfois la messe dans le salon (Fig. 17 messe dans le salon).

A une hauteur de deux mètres et demi, les architectes avaient placé une bande lumineuse en plastique de différentes couleurs dans les murs latéraux. Le palier devant, une sorte de rebord de fenêtre, donnait une scène à vingt ou trente sculptures fabriquées par Jacques. A la hauteur de la dernière rangée de bancs, on pouvait accéder à une galerie. L’accès en était interdit par une porte composée, je crois, de dix caissons sculptés de provenance inconnue. Jacques conservait là-haut de très nombreuses sculptures. 

C’était presque devenu un rituel : à la fin de notre visite, ma famille montait dans la galerie et chacun d’entre nous pouvait choisir quelque chose pour l’exposer chez lui. Nos enfants ont également fait de bons choix très tôt.

La galerie était séparée de la salle de la chapelle par un écran en rotin et décorée d’une croix. Dans l’entrée de la chapelle, il y avait d’un côté une table avec des livres de prière et des revues d’église, et de l’autre côté, je crois me souvenir d’une sculpture faite à partir d’une racine d’olivier avec des éléments en métal. 

La sortie à double porte donne sur un parvis gravillonné, protégé par l’imposant toit qui, comme je l’ai dit, donnait à la chapelle des airs de gare de téléphérique. Dominique, le neveu de l’oncle Jacques et mon ami d’échange, et moi-même nous allongions parfois la nuit dans la large gouttière pour observer les nombreuses étoiles filantes des Perséides.

Fig. 18 La Bonnelle

Après avoir emménagé dans les locaux sous la chapelle, Jacques n’était pas sûr de pouvoir y rester longtemps. C’est pourquoi il a acheté un terrain avec les ruines d’une petite maison à quelques kilomètres de là, en direction de « La Gorra ». Celle-ci se trouvait sur le « Chemin de la Bonnella ». Il y construisit donc la « Bonnelle » (Fig. 18 la Bonnelle). La petite maison en pierre constituait le noyau de la « Bonnelle ». Il a agrandi l’espace devant et autour de cette maisonnette pour en faire un lieu d’habitation. Pour ce faire, il a construit un petit mur d’environ 40 cm de haut à une distance de cinq mètres des murs de la maisonnette, dans lequel il a fixé des poutres en T verticales. Il a formé le toit avec des poutres en bois. Entre les poutres, des profilés en T ont été soudés pour recevoir des vitres. Lors de ma première visite en 1967, j’ai pu aider à encastrer les vitres de la partie supérieure de la « Bonnelle », qui a été construite en premier. Le sol a été cimenté et recouvert de carreaux rouges, très répandus. La partie inférieure de la « Bonnelles » a été construite entre 1968 et 1972. Ici aussi, l’aménagement intérieur était bien sûr impressionnant. Directement à l’entrée, à droite, se trouvait un petit espace avec des meubles qu’il avait soudés, comme à son habitude, à partir de vieux sièges de voiture. À gauche, on déposait la vaisselle usagée dans une pierre de lavage alimentée en eau par un petit chauffe-eau à gaz. Au centre de la pièce, on pouvait prendre ses repas sur une table carrelée de taille similaire. Elle ressemblait à la table de la « salle à manger » de son appartement. Derrière, un espace séparé par des draps abritait les lits des invités. D’autres lits se trouvaient dans la petite maison où étaient également installés les toilettes et la « douche ». La cheminée qu’il avait construite à partir du capot d’une vieille grosse Citroën était impressionnante. Une fois allumées, des pommes de terre entourées de papier aluminium étaient enfoncées dans les braises. Par-dessus, il plaçait par exemple un poulet, fixé dans une sorte de grille pour le retourner. Jacques avait farci le poulet de romarin et de thym fraîchement cueillis devant la Bonnelle. Je devais reconnaître qu’il fallait s’y habituer, mais c’était délicieux. 

L’approvisionnement en eau était assuré, comme dans la chapelle, par un filet d’eau qui coulait en permanence d’un tuyau qu’il avait posé et qui était recueilli dans un bassin fermé. Un approvisionnement en eau sécurisé n’a été mis en place que vers la fin des années. D’où l’importance du passage quotidien aux réservoirs, qui était presque toujours salué par le message « l’eau coule ».

Le déroulement de la journée

Jacques se levait toujours avant nous, je ne peux donc pas dire grand-chose sur sa routine matinale. Lorsque nous nous retrouvions ensemble, il était lavé, frais et parfumé, malgré la simplicité des circonstances. En raison de l’eau courante et de la présence d’un chauffe-eau, il faisait sa toilette matinale dans la cuisine. Il était toujours bien rasé (mouillé). Il portait les cheveux très courts, coupés par ses soins à l’aide d’une tondeuse électrique. Avec l’âge, il portait un bonnet tricoté qu’il ne quittait plus de la journée pour des raisons de température. 

On pouvait toujours entendre qu’il travaillait à l’atelier, car, comme je l’ai déjà dit, il adorait la chaîne « France culture ». Les discussions qui s’y déroulaient, où tout le monde se coupait la parole, étaient impressionnantes. Seuls le disque à tronçonner (flex), la perceuse ou le soudage interrompaient sa perception de l’émission. En principe, il travaillait toute la journée, jusqu’à ce qu’il se retire le soir sur son « perchoir » en été et dans son bureau/chambre à coucher en hiver. Il travaillait tant qu’il faisait jour. Si ce n’était pas dans son atelier, c’était dehors. Il y avait toujours quelque chose à faire sur le terrain (Fig. 19 JR en train de planter.)

Fig. 19 Jacques Riousse en train de planter avec Philipp

Lorsque nous étions sur place, il ne nous gâtait qu’avec le repas d’arrivée, après quoi il laissait la cuisine à ma chère Gabi. C’est elle qui s’occupait du repas chaud du soir et de notre alimentation en général. Contrairement à nous, il diluait toujours le vin du repas avec beaucoup d’eau. 

Nous faisions nos courses au supermarché « Auchun » à « Trinité », juste avant Nice. Ou encore à « La Turbie ». Lui-même avait d’autres sources d’approvisionnement très avantageuses, dans lesquelles il se procurait des aliments juste avant la date de péremption.

Lorsque nous étions sur place, nous aidions aussi à planter ses cyprès pour les zones autour de la chapelle et de la Bonnelle. S’il faisait chaud, il fallait toujours les arroser les premières années.

Les premières années, nous avons fait beaucoup de randonnées, Peille, Cole de la Madonne, St. Agnes, Mont Agel etc. nous avons rendu visite à des amis (Père Luc) ou à des connaissances dans l’Alpe maritime, sur la côte ou à Nice (Alain Coussement), je ne me souviens pas de beaucoup de noms. Nous étions aussi souvent au bord de la mer à Cap d’Aille, dans une mini-baie et aussi à la « Pointe des Douaniers », qui demandait un peu plus d’exigence au décollage et à l’atterrissage (Fig. 20 Plongée).

Fig. 20 Preparation de la plongée

Jacques était un bon nageur. Plonger avec des lunettes et un tuba était une passion. Même les hautes vagues ne le dérangeaient pas (Fig. 21 JR dans les vagues). Dans son appartement, on pouvait trouver beaucoup de matériaux qu’il avait récupérés dans la mer: des poids de plomb de lignes de pêche, des coraux, des étoiles de mer et bien d’autres choses encore. Tout était utilisé dans ses œuvres.

Fig. 21 Jacques Riousse dans les vagues á Cap d´Ail

Oncle Jaques et notre petite famille

En 1971, Gabi et moi nous sommes mariés et c’est ainsi qu’en 1972, alors que nous n’avions pas encore d’enfants, nous avons pu nous rendre pour la première fois ensemble à St Martin de Peille dans notre vieille Opel grinçante. Il n’y avait pas encore d’autoroute et nous sommes donc passés par le col de Cuneo pour rejoindre la Côte d’Azur. Nous sommes donc arrivés épuisés, et en plus sa maison était pleine de visiteurs. Nous avons d’abord été installés dans l’inquiétant local à matériel pour dormir. Le lendemain, sa maison était vide et toute son attention était pour nous, peut-être un peu plus pour Gabi que pour moi. Il s’est réjoui de son « pull Vasarely » (Fig. 22) et il a également mentionné une ou deux fois la Vénus de Botticelli. Il est possible que sans ma Gabi, j’aurais eu plus de mal avec lui. 

Fig. 22 Gabi au port de Monaco et le pull « Vasarelli »

Dès que notre Julia (1974) a été en mesure de voyager, nous sommes retournés voir l’oncle Jacques. Il a également eu la gentillesse de la baptiser (Fig. 23 Baptême).

Fig. 23 Baptême de Julia 1976 à St. Martin de Peille

Les années suivantes, Caroline (1977) et Philipp (1979) nous ont rejoints. Aujourd’hui encore, ils parlent de jeux dans la « nature sauvage », le terrain d’aventure autour de la chapelle (Fig. 24 « nature sauvage »). Nos enfants ont toujours beaucoup dessiné, ils avaient toujours des crayons à papier. Ils étaient très contents de voir leurs dessins sous le plateau de verre lors de notre prochaine visite. Nous avions le sentiment qu’Oncle Jacques était pour eux une sorte de « grand-père » particulier et que lui aussi avait ainsi un peu l’impression d’avoir des petits-enfants. Les conversations entre eux étaient déjà impressionnantes : les enfants parlaient allemand et Jacques répondait en français. Et on avait l’impression qu’ils se comprenaient bien.

Fig. 24 « nature sauvage » en face de la chapelle

L’impression de son art sur moi

Un bref événement montre comment Jacques Riousse vivait dans l’art. Lors d’un de ces tours, ou plutôt promenades, que je viens d’évoquer et où nos enfants nous accompagnaient, ses yeux étaient toujours ouverts sur le matériel qui pouvait être transformé en sculpture. J’ai déjà mentionné que Jacques n’utilisait pas de métal neuf pour ses sculptures. Il devait déjà avoir eu une « vie » auparavant. Une vie qui pouvait aussi avoir apporté la mort à d’autres, comme de nombreux obus explosés avec lesquels on bombardait par exemple la forteresse du « Mont Agel », à l’est de St. Martin de Peille (Fig. 25 Berger en obus). 

Fig. 25 Berger en obus

Vers la fin de la guerre, quelques Allemands s’y étaient encore barricadés et ont été bombardés par des navires de guerre américains. Lors de la promenade mentionnée, nous n’avons pas trouvé de munitions mais une vieille poêle rouillée. Nous avons regardé l’oncle Jacques d’un air interrogateur lorsqu’il l’a emportée. Il nous a donné la réponse dans l’atelier, avec ses mains. Il a plié l’anse au milieu de la poêle rouillée et a créé un « corps ». Il a ensuite serré un côté de la poêle dans un étau et a plié d’abord un côté, puis l’autre, pour former un « manteau ». Au point de pliage, il a soudé une roue dentée qu’il a trouvée dans son stock de matériaux d' »inspiration », et la sculpture avait déjà une tête. Une plaque métallique a été soudée à l’anse qui dépassait le bord de la casserole et le « manteau » reposait sur un pied sûr.

Fig. 26 La Périnatologie dans la clinique obstétrique etgynécologique de « Klinikum Fulda »

Comme je faisais des recherches sur les causes et le traitement de la menace d’accouchement prématuré pendant ma période clinique et scientifique, je lui ai demandé un jour s’il pouvait résumer la périnatalité en une sculpture. Pendant deux ans certainement, je n’ai rien entendu. La troisième année, il avait créé une femme allongée, qui s’appuie mollement sur ses bras en arrière. Sur son ventre, un anneau stylise l’utérus d’où sortent les bras et les jambes d’un bébé (Fig. 26 La Périnatologie). Il a déclaré à ce sujet que la périnatologie actuelle, avec des procédés modernes comme l’échographie, permettait de résoudre la situation de boîte noire de la grossesse et que les thérapies actuelles étaient si efficaces que l’enfant avait toutes les raisons de se réjouir et que la mère pouvait profiter de sa grossesse en toute décontraction. La sculpture a été exposée pendant plus de vingt ans dans la clinique gynécologique de Klinikum Fulda, jusqu’à ce que mon successeur ne trouve plus de place pour la sculpture après le déménagement de la clinique dans un nouveau bâtiment.

En regardant ses sculptures, on découvre toujours qu’en regardant un objet, une structure, ses pensées créaient quelque chose de nouveau. Ce n’était pas seulement le cas pour les sculptures, mais aussi pour les taches d’eau qui apparaissaient au plafond et sur les murs à cause d’un toit non étanche et auxquelles il donnait une existence voulue avec un pinceau et de la peinture.

En de nombreux endroits de l’atelier et de l’appartement, des mobiles se déplaçaient dans un environnement rarement exempt de courants d’air. Des disques avaient été sciés quelque part dans des plaques de plastique pour fabriquer des boutons. Les déchets étaient idéaux pour y accrocher d’autres disques ou du matériel récupéré lors de ses plongées. J’ai déjà parlé du grand mobile de cintres dans la structure de l’atelier. En raison du poids des cintres, ceux-ci ne se déplaçaient que lentement, presque majestueusement.

Je ne l’ai jamais vu peindre. La plupart des tableaux ont également été réalisés à une époque où nous ne nous connaissions pas encore. Les tableaux montraient parfois du concret, parfois de l’abstrait et parfois seulement des motifs. Toujours bien proportionnés, souvent avec de nombreux détails qui incitaient à l’interprétation. Lorsqu’on lui a demandé ce que cela voulait dire, il a répondu, comme pour les sculptures, qu’il n’était pas bon que l’artiste donne un nom à un objet. Donner un nom à un objet gênerait le spectateur dans sa perception. « C’est le spectateur qui crée ». Ainsi, le spectateur participe à la création de la sculpture, car ce qu’il voit naît dans son esprit, et cela peut être tout autre chose que ce que l’artiste a vu.

Fig. 27 La Famille

Il ne faut pas oublier que Jacques Riousse n’avait guère de moyens financiers. De même, il n’y avait guère de toiles abordables après la guerre. Les premières années, il utilisait donc de la toile de jute grossière. Les couleurs étaient également de mauvaise qualité. Elles ne durcissaient pas correctement ou libéraient continuellement de l’huile, ce qui était clairement visible sur l’un de nos murs. Lors d’un nouvel accrochage, nous protégeons le mur avec du film alimentaire. Je ne me suis jamais lassé de certains de ses tableaux, comme le dernier cité. Elle représentait une famille nucléaire avec une mère, un père et un enfant (Fig.27 La famille). Les trois personnes se fondent en un tout. Ce tableau était également accroché dans la chambre où j’ai été hébergé lors de ma première visite à Saint-Martin-de-Peille, si bien que je l’avais toujours devant les yeux lorsque je m’endormais. 

Le thème de la famille ne m’a jamais quitté et a même conduit plus tard à la création de la Fondation allemande de la famille et de son école familiale. https://familienschule-fulda.de

Son influence sur moi

L’environnement

Je me permets ici d’en dire un peu plus sur moi, car je pense qu’on peut aussi déduire beaucoup de choses sur Jacques Riousse à partir de ce récit. J’ai déjà raconté comment je me sentais lorsqu’en 1967, à l’âge de 18 ans, j’ai quitté l’Allemagne, où il faisait généralement froid, et que je suis arrivé à Nice pour m’immerger dans l’air chaud et humide. Je m’étonnais de presque tout. L’oncle de Dominique était habillé très simplement, il roulait dans une voiture (2CV) dont on s’étonnait qu’elle roule. Sur le repas de midi, qui ne se composait pas comme souvent chez nous de pommes de terre, de saucisses et de sauce, mais qui pouvait aussi être un « pain bagnat ». Ou alors, le dimanche, lors d’une invitation à la « Ferme » de La Gorra, cela pouvait durer plusieurs heures. Beaucoup de plats différents dans la grande cuisine de « Tantine » qui, du haut de ses 80 ans, pouvait réciter par cœur toutes les fables de La Fontaine. C’était le plein été. Les fenêtres et les portes étaient toujours ouvertes. Il a fallu que je m’habitue aux nombreuses mouches, aux chiens et aux chats qui se promenaient dans la cuisine. C’était délicieux, mais pour mon système gastro-intestinal pas si endurci, c’était déjà une épreuve de plusieurs jours.

Jacques recevait plus souvent la visite d’un M. Poussin. Un professeur de Paris qui avait un petit appartement à Peille. Ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son Spider de MG, dans lequel j’ai pu l’accompagner une fois à Cannes. Quelle expérience pour le jeune homme de dix-huit ans que j’étais. Par beau temps, dans la décapotable, le bras et la tête nonchalamment posés – trop longtemps sans doute – par la fenêtre, j’avais tellement mal aux oreilles le soir que j’ai épuisé la réserve d’aspirine de Jacques. Mais je pense encore aujourd’hui à ce voyage fantastique. Ainsi, non seulement Jacques, avec sa pensée et sa manière de vivre, avec ses amis et ses connaissances, m’a ouvert des moments que je n’avais jamais vécus dans mon entourage de l’époque, mais il m’a aussi permis de découvrir de nouveaux horizons. Et je suis fermement convaincu que ces expériences m’ont marqué, m’ont fait aimer la France, les « Alpes maritimes » et la Côte d’Azur. 

Que l’on puisse garnir une tarte d’oignons et d’olives était pour moi inconcevable. J’ai pu savourer cette « tarte d’oignon » lors d’une fête dans un village de l’arrière-pays dont je ne me souviens pas du nom. Je me souviens d’une fête avec danse au son d’une fanfare à Peille et d’un bon repas – je crois que c’était une fête du 14 juillet. Je n’avais pas vraiment d’yeux pour les gentilles Françaises, car j’étais déjà amoureux de ma Gabi. Le retour à Saint-Martin-de-Peille s’est fait de nuit, à travers champs. Dominique connaissait le chemin et pour la première fois, j’ai vu des quantités de lucioles. 

Quelques artistes avaient aussi leur atelier à Peille, je me souviens vaguement de celui de Grothe-Mahé. Jacques avait accroché quelques-unes de ses toiles dans son appartement.

Fig. 28 L´ Univers

Sa pensée

Je ne peux pas rendre compte suffisamment de sa pensée, que je comprenais mieux avec l’âge et les discussions avec beaucoup de ses répétitions. Il serait trop difficile pour moi de décrire tout cela avec la précision nécessaire. Je pense qu’il était panthéiste. Non seulement l’infinité de l’univers revenait sans cesse dans ses sermons, mais elle transparaissait aussi dans certains tableaux et collages. Ainsi dans un tableau qu’il nous a offert (Fig.28 L´ Univers). Et il vénérait Blaise Pascal. Un livret contenant ses « Pencées » était toujours à sa portée. 

J’espère que sa nièce Anne Hajjar-Riousse et Mme Anne Zali, qui admirait l’œuvre d’art totale de Jacques Riousse, apporteront leur contribution à la présentation de sa pensée. Si j’en ai encore la possibilité, je veux également insérer sur son site Internet les interviews que j’ai réalisées avec lui.

Quelle influence a-t-il eue sur moi à travers son autre monde ? Je pense qu’il a assoupli chez moi une certaine étroitesse d’esprit, qui était certainement en partie acquise. Il m’a certainement rendu plus tolérant, et pas seulement dans les domaines de la nourriture et du sommeil. Il a renforcé mon courage d’essayer quelque chose, pas seulement sur le plan manuel, même avec la possibilité d’échouer. Il a eu une influence extrêmement positive sur mon sens de l’esthétique, sur mon sens des proportions. Il a probablement eu une influence dans de nombreux domaines que je n’avais même pas remarqués.

Jacques Riousse et les Allemands

Lors de ma première visite, je n’ai pas appris grand-chose sur sa relation avec les Allemands, ce qui était dû en grande partie à mes connaissances limitées du français. Je l’ai ressenti plus clairement par la suite, mais certainement de manière atténuée, car lors de ma deuxième visite, je suis arrivé à St Martin avec mon Gabi. Et Gaby se distinguait et se distingue toujours par un naturel attrayant qui n’a pas échappé à l’oncle Jacques. Peu à peu et avec une compréhension croissante du français, j’ai appris de Jacques la profonde aversion compréhensible envers l’Allemagne, qui avait apporté tant de souffrances aux gens pendant deux guerres mondiales. D’une manière générale, il avait une vision plus nuancée de l’Allemagne. Il a décrit de manière très positive un voyage à travers l’Allemagne, probablement en 1936, où il a fait la connaissance de deux filles qu’il a décrites comme très gentilles. Comme elles avaient en partie les mêmes destinations, elles ont pédalé ensemble pendant un certain temps. Au cours de ce voyage, il a visité Düsseldorf, Cologne et également le monastère de Maria Laach dans l’Eifel. 

La période en tant que soldat a dû être terrible. Dunkerque l’a tellement bouleversé que, bien des années après la fin de la guerre, il a continué à représenter d’horribles scènes de guerre dans ses tableaux (illustration Guerre).

Il a été fait prisonnier, je crois en 1940, à Stargad en Poméranie occidentale, non loin de Stettin, aujourd’hui Szczecin en Pologne. Là-bas, il n’a pas seulement passé du temps dans un camp, mais a également été affecté à une ferme. Il parlait souvent avec émotion des paysans. Pour les jours de fête, le repas était dressé dans le salon, qui n’était pas utilisé autrement. Comme ils n’avaient pas de nouvelles de leur fils Horace, du même âge que Jacques, qui combattait sur le front de l’Est, pendant des mois, Jacques devait prendre sa place à la droite de son père, lui, le soldat ennemi. 

Mais comme il était également affecté à d’autres endroits et que la situation était globalement extrêmement incertaine, il pensait toujours à la fuite. Mais comment s’orienter ? Il a commencé à mémoriser les constellations avec un livre de la bibliothèque du camp. Plus tard, il les connaissait si bien que, debout sur le toit de la chapelle, il nous montrait dans le ciel clair non seulement les constellations, mais aussi les planètes. Lors d’une de nos visites, nous lui avons apporté un télescope et il nous a aussitôt montré les satellites de Jupiter. Pour moi aussi, ce fut une illumination, car les lunes qui tournent autour de Jupiter permettent de se rendre compte de l’espace de notre système solaire.

Nous étions heureux que Jacques n’ait pas mis en œuvre son plan d’évasion. Il ne serait probablement plus en vie. De plus, il a pu rentrer en France pendant la guerre, en 1942, en vertu de la Convention de Genève, alors qu’il était soldat dans les services sanitaires.

Nous avons beaucoup ri lorsque Jacques a raconté qu’il avait appris trois mots allemands en captivité : « Raus, raus – Kartoffel – Sabotage ! » 

Lors de nos visites à Saint-Martin, nous avons fait de nombreux tours sur la côte mais aussi dans l’arrière-pays entre Vintimille et Cannes. Quand il voyait un pont routier ou ferroviaire détruit, il disait : « Ce sont les Allemands qui l’ont détruit ». Si nous lui montrions un pont intact, il disait : « Les Allemands l’ont oublié ». 

D’année en année, le ressentiment s’est perdu. La relation est également devenue de plus en plus intime lors de ses visites en Suisse, où nous avons vécu six ans, et en Allemagne. Nos enfants voyaient l’oncle Jacques comme leur grand-père. C’était beau de voir comment ils se comprenaient, l’un parlant allemand, l’autre français, un seul cœur et une seule âme.

L’objectif que s’étaient fixé Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, à savoir rapprocher par des échanges de jeunes les deux pays toujours ennemis, a sans doute été plus qu’atteint, du moins dans nos familles. Espérons que les futurs dirigeants de nos États continueront à promouvoir cette valeur, le rapprochement de nos deux pays.

Fig. 29 À Viztnau, lac des Quatre-Cantons

Visites chez nous en Suisse et en Allemagne

Lorsque nous avons déménagé de Marburg à Zurich en 1980, j’avais obtenu un poste de médecin-chef à la clinique gynécologique de l’université, Jacques avait déjà 70 ans et était naturellement de plus en plus immobile. Cela nous a donné l’idée de l’inviter chez nous et de lui rendre un peu la pareille pour la possibilité de lui rendre visite et de passer des vacances à Saint-Martin. Nous lui avons envoyé un billet d’avion ou de train, je ne me souviens plus très bien, et une fois arrivés à Zurich, nous avons planifié des tours dans tout le pays pendant une semaine (Fig 29 Vitznau en Suisse).  Je me souviens encore très bien d’un tour, car il était venu à Viztnau il y a plus de 40 ans et me parlait toujours de Vitznau. Et c’est ainsi que nous nous sommes mis en route pour le lac des Quatre-Cantons, dont nous avons fait le tour sous un soleil radieux. Nous n’avons pas non plus manqué les expositions au Kunsthaus. Je ne sais plus combien de fois Jacques est venu à Zurich en été. De retour en Allemagne, nous allions le chercher à l’aéroport de Düsseldorf les premières années. 

Fig 30. Jacques dans une village en Suisse

– Les vols avaient d’ailleurs un effet secondaire artistique. Il collectionnait les magazines en papier glacé qui étaient toujours exposés dans l’avion. De retour chez lui, il s’inspirait de la structure et des couleurs et transformait les photographies en nouvelles petites œuvres d’art avec différentes couleurs. Certaines d’entre elles étaient très impressionnantes. – 

Nous avons d’abord habité à Herne, où se trouvait la clinique gynécologique de l’université de la Ruhr à Bochum. C’est là que mon domaine de recherche, l’obstétrique et la périnatologie, lui a inspiré la sculpture « La périnatologie », que j’ai décrite dans le chapitre précédent. Une ancienne forge jouxtait l’arrière-cour de notre appartement et nous avons pu la louer pour y aménager un petit « musée » avec les œuvres de Jacques qu’il nous avait offertes jusque-là. 

Après le décès de mon père, ma maison familiale à Duisburg-Marxloh ne serait plus habitée que par ma mère. Elle avait besoin d’une remise en état urgente. Dans l’idée d’y investir notre loyer, nous nous y sommes installés une fois les travaux de rénovation terminés. Je n’ai pas trouvé le trajet quotidien entre Herne et Duisbourg (près de 40 km) pénible, car il était notamment compensé par un bel habitat. Là aussi, nous avons pu exposer les œuvres de Jacques dans l’ancien cabinet de mon père et dans toute la maison. Jacques a continué à profiter des invitations à venir chez nous. Et nous avons ainsi pu lui montrer de nombreuses curiosités de la grande région Rhin-Ruhr, du Bas-Rhin jusqu’à Cologne. 

C’est en pensant que Jacques allait devoir passer Noël seul dans son appartement froid sous la chapelle de Saint-Martin que nous avons décidé de passer Noël avec lui. Les premières fois, il est venu à Duisbourg, puis à Fulda, où nous sommes ensuite allés le chercher à l’aéroport de Francfort. Alain Coussement, un ami de Jacques et également actif dans la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », créée entre-temps avec sa nièce Anne Hajjar-Riousse, l’a chaque fois amené à l’aéroport de Nice. Je crois que la dernière fois qu’il est venu à Fulda, c’était en 2000. Le vol et l’orientation dans l’aéroport étaient de plus en plus fatigants pour lui. Nous avions été heureux qu’il fasse encore le voyage à presque 90 ans. 

Avec le « Kunstverein Fulda », nous avons pu organiser une imposante exposition de ses œuvres (Fig. 34). Nous y reviendrons plus tard. 

Classement de son art

J’ai toujours trouvé très dommage que plus de gens ne puissent pas profiter des œuvres de Jacques. Mais une base pour cela est une certaine notoriété. Les artistes y parviennent en vendant leurs œuvres, généralement par le biais d’une galerie. Les galeries font une certaine publicité pour générer des clients. Mais Jacques ne cessait de répéter « je ne veux pas me mettre dans le commerce ». 

Très tôt, j’ai commencé à photographier ses tableaux et ses sculptures lors de tous nos séjours à St Martin de Peille. (Entre-temps, j’ai numérisé une vaste collection et créé des tableaux Excel des œuvres). J’ai également réalisé des interviews dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, tant bien que mal. Elles doivent également être prises en compte sur son site Internet. 

Pendant mon séjour à l’université de la Ruhr à Bochum, j’ai pris contact avec le directeur de l’institut d’histoire de l’art de l’époque dans le but d’établir une vue d’ensemble des œuvres et de la vie sous forme de thèse de doctorat. J’étais déjà bien avancé dans les négociations. Seulement en dernier lieu, le candidat, qui parlait aussi français, a trouvé un sujet nettement plus facile.

Après mon départ à la retraite, j’ai repris le fil de la création d’un souvenir durable de Jacques. Un site Internet multilingue a été créé www.jacques-riousse.de. Une fois les catalogues d’œuvres à peu près complets et après avoir photographié en haute résolution les œuvres qui se trouvaient chez nous, j’ai pris contact avec la Fondation franco-allemande pour l’histoire de l’art à Paris. J’y ai reçu l’avis qu’il s’agissait d’un artiste intéressant et qu’il valait la peine de le classer. J’ai pris contact avec les experts proposés. Le directeur de l’Institut d’histoire de l’art, le professeur Wolfgang Brassat, ne se considérait pas comme un expert de la période artistique « 20e siècle » et m’a renvoyé vers le directeur de l’Institut d’histoire de l’art d’Erlangen, le professeur Hans Dickel. J’avais envoyé à ces deux personnes un important livre de photos contenant un grand nombre de clichés dont je disposais. Une sélection représentative des œuvres de Jacques. Le professeur Dickel m’a écrit son évaluation : … « On reconnaît qu’il a travaillé sérieusement sur le plan artistique. Mais mon appréciation ne change pas fondamentalement. (Il avait donné une première évaluation très négative après avoir consulté le site web susmentionné). En comparant ses sculptures soudées à partir de ferraille avec celles de Julio Gonzalez et Pablo Gargallo, qui ont fait des choses similaires dès après la Première Guerre mondiale, vous reconnaîtrez probablement aussi que Riousse n’était pas un sculpteur travaillant de manière originale – mais justement un sculpteur travaillant de manière secondaire, aussi dur que cela puisse paraître. Dans la peinture aussi, je vois partout des modèles, de Georges Rouault, Wols, Dubuffet, de tout l’art brut, mais aussi de Fernand Léger ou même de Marc Chagall, Riousse a suivi le style des années 1950 et l’a fait avec talent, mais je ne vois pas en lui un artiste singulier et significatif pour l’œuvre duquel le public développerait de l’intérêt. La concurrence entre les artistes est plus impitoyable et plus dure que dans la plupart des secteurs de la société ».

J’ai consulté sur Internet les exemples d’artistes cités par le professeur Dickel et je ne peux partager son évaluation que pour les tableaux, mais pas pour les sculptures.

L’odyssée de ses œuvres

Au cours de ses dernières années à Saint-Martin-de-Peille, Jacques a exprimé à plusieurs reprises sa crainte qu’après sa mort, son art soit détruit pour cause de désintérêt. Se référant à ses sculptures, il a dit à plusieurs reprises : « J’ai peur que mon art ne finisse chez le ferrailleur », que ses sculptures finissent chez le ferrailleur. Nous avons donc décidé de ramener le plus d’œuvres possible en Allemagne. Avec ma sœur Ruth, qui a mené une vie de peintre pendant quelques années après ses études d’art, nous sommes parties pour Saint-Martin dans un camion de location et avons essayé en trois jours de numéroter et de peser toutes les sculptures, car nous ne voulions pas non plus surcharger le camion. Avec le camion de location plein à craquer, nous sommes ensuite retournés en deux jours à Duisbourg, où nous habitions à l’époque, non sans que la conduite d’alimentation du système d’injection diesel n’éclate. Mais un mécanicien français expérimenté a pu réparer les dégâts.

Il y avait de la place pour entreposer les œuvres à l’hôpital Sainte-Elisabeth d’Essen. On m’y avait d’abord promis un poste de directeur de la clinique gynécologique. Rétrospectivement, je suis très heureux que cet accord ait échoué, car le poste correspondant à la clinique de Fulda était bien meilleur. J’ai pris ce poste en 1997.

Fig 31. L’art dans la piscine

Comme on ne voulait pas de moi à Essen, on ne voulait plus non plus stocker les œuvres de Jacques. On loua à nouveau un camion, on tira les œuvres du grenier de l’hôpital Elisabeth, on les chargea et on les transporta au rez-de-chaussée d’un ancien foyer d’infirmières à Fulda. L’œuvre n’y est pas restée longtemps. La maison que nous avions louée à Fulda était assez belle. On y avait également ajouté une piscine, qui ne fonctionnait plus depuis de nombreuses années (Fig 31. L’art dans la piscine). Mais c’était idéal pour y entreposer les œuvres. Le transport suivant. Comme la maison devait être vendue, nous avons dû chercher un nouvel endroit non seulement pour nous, mais aussi pour les tableaux et les sculptures. Nous les avons trouvés dans un petit village des environs. Et c’est ainsi que l’art de Jacques Riousse est arrivé dans le petit village de Rhön à Wisselsrod. Ils y sont probablement restés trois ans. Entre-temps, la nièce de Jacques, Anne, et son mari Geniès Imbert avaient rénové la « Bonnelle » de Jacques de manière à ce qu’on puisse non seulement y vivre, mais aussi y entreposer les œuvres. (Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert /Fig 33. Geniès avec remorque)

Fig. 32. Anne Hajjar-Riousse et Geniès Imbert

La plupart des sculptures sont donc revenus en France à la « Bonnelle ».

Fig 33. Geniès avec remorque

Les dernières années

Après avoir déménagé à Fulda, Jacques n’a pu nous rendre visite qu’une seule fois. C’était à Noël 1999. Déjà, aller le chercher dans l’immense aéroport de Francfort n’était pas facile, car nous devions le faire appeler pour le trouver. Le bruit et l’agitation l’ont tout simplement fait partir en courant au lieu de l’attendre au bureau d’information. C’était trop pour lui. Pendant son séjour chez nous, nous avions organisé une grande exposition avec l’association artistique de Fulda sous le titre : « Schöne Bescherung » L’exposition dans le « Passage zum halben Mond » a été prolongée en raison du grand intérêt qu’elle suscitait et a fait l’objet de nombreux reportages dans les médias. Nous avons pu convaincre notre fils Philipp d’animer musicalement le vernissage (Fig 34. Exposition à Fulda 1998/1999, l’affiche de l’exposition). Je crois que c’était sa dernière exposition. Les tableaux et les objets que nous avions rassemblés formaient un bel ensemble. Et pour la présentation des objets, les professionnels de l’association artistique avaient fait du bon travail.

Fig 35. 90e anniversaire

Pour son 90e anniversaire, ma femme Gabi et moi sommes allés à Nice. La fête d’anniversaire a eu lieu dans le restaurant (Fig 35. 90e anniversaire) qui se trouvait à 30 m en amont de la route, Jacques était déjà très limité, mais il vivait encore seul dans son appartement sous la chapelle. Alain Coussement, qui avait créé avec la nièce de Jacques, Anne, la « Fondation des Amies de Jacques Riousse », a raconté qu’on lui avait demandé à plusieurs reprises s’il ne préférait pas aller vivre dans une maison de retraite. Il a toujours refusé. Nous aussi, nous lui avons demandé à plusieurs reprises s’il ne pourrait pas s’imaginer vivre chez nous.

L’hiver suivant, Anne Hajjar-Riousse m’a téléphoné. Il se sentait mal. Il serait tombé et serait resté allongé dans le froid devant la chapelle pendant une période indéterminée. Que fait Jacques dehors en hiver ?  Maintenant, il faut savoir qu’au début de son séjour à Saint-Martin-de-Peille, il n’y avait pas encore de ramassage des ordures. Jacques s’occupait donc lui-même de ses déchets. Il a compacté les déchets biologiques dans de petites terrasses qu’il a disposées autour de la chapelle. Il a ainsi gagné un terrain praticable supplémentaire. Tout le sol autour de la chapelle était fortement en pente. Il a brûlé les déchets non biologiques, comme beaucoup dans toute la région jusqu’en Italie. Nous l’avons souvent senti lorsque nous nous approchions de Nice en voiture en venant de Gênes.

Fig 36. 92e l’anniversaire á la maison de retraite de Peille

Lorsque Jacques a été retrouvé, il ne réagissait pas et n’avait pas retrouvé sa conscience. On l’a donc envoyé à la maison de retraite de Peille, d’abord à l’infirmerie, puis on lui a attribué une chambre, comme à tous les autres pensionnaires de la maison. Quand nous lui rendions visite, il nous regardait sans doute, on pensait qu’il nous reconnaissait aussi, surtout les enfants. Nous ne pouvions plus nous parler. Mais nous avions l’impression qu’il se sentait bien. La photo (Fig. 36) a été prise dans le café de la maison de retraite. Après son 90e anniversaire, nous sommes encore allés une ou deux fois à Peille. Une fois, nous nous sommes rendus à Nice avec nos enfants Julia et Philipp. C’est là que nous avons rencontré Anne Hajjar-Riousse et son partenaire Geniès Imbert (Fig. 37. 93e anniversaire). Je m’en souviens d’autant plus que la veille du départ, j’ai eu des coliques néphrétiques qui n’ont pu être parées qu’avec des perfusions analgésiques. J’ai utilisé la porte de la penderie de l’hôtel comme porte-perfusion, après avoir réussi à poser moi-même l’aiguille de perfusion. 

Fig 37. 93e l’anniversaire (Anne, Julia, Gabi, Jacques, Geniès, Philipp)

Comme Anne nous l’a raconté, Jacques est devenu de plus en plus faible, si bien qu’il est mort le 4 décembre 2004. Avec de nombreuses personnes, j’ai pu moi aussi lui dire adieu au cimetière de Peille, jusqu’à ce que le casier dans lequel son cercueil a été glissé soit fermé. 

Son influence sur moi, sur nous et sur nos enfants se poursuit au-delà de sa mort. J’ai beaucoup appris de lui et je pense à lui tous les jours.

Le courage de commencer quelque chose sans savoir si on le finira, de chercher des solutions, d’improviser, sa confiance et son amour pour les gens ont fortement influencé ma vie familiale, scientifique et professionnelle. Même si, plus tard, j’ai beaucoup appris de beaucoup d’autres personnes. Jacques Riousse, l’oncle Jacques, m’a ouvert une porte et je lui en suis reconnaissant.

Ludwig Spätling                                                                                                                       

Fulda, 15 février 2024